— Heu, oui, je l'ai entendu dire, intervient Portia avant que le silence ne s'éternise.
— Bref, je m'apprêtais juste à jeter un coup d'œil, parce que les ruines des districts reviennent à la mode cette année, quand deux Pacificateurs sont arrivés et m'ont ordonné de regagner nos quartiers. L'un d'eux m'a même chatouillé les côtes avec son arme ! s'indigne Effie. Je ne peux m'empêcher d'y voir une conséquence de notre disparition à Haymitch, Peeta et moi. Il est tout de même rassurant de penser qu'Haymitch avait vu juste: il ne devait pas y avoir de micros dans le dôme poussiéreux où nous avons discuté. Je parie qu'il y en a, désormais.
Effie à l'air si bouleversée que je la prends spontanément dans mes bras.
— C’est affreux, Effie. Peut-être devrions-nous bouder le banquet? Au moins, jusqu'à ce qu'on vous fasse des excuses.
Je sais qu'elle n'acceptera jamais, mais son visage s'éclaire à la suggestion, à la validation de ses doléances.
— Non, je vais prendre sur moi. Ça fait partie de mon travail de gérer les hauts et les bas. Et puis, il n'est pas question de vous faire rater votre banquet à tous les deux. Mais, En tout cas, merci de l'avoir proposé, Katniss.
Elle nous explique notre ordre d'entrée. Viendront d’abord les équipes de préparation, puis elle, les stylistes, et Haymitch, Peeta et moi fermerons la marche.
Au rez—de—chaussée, un orchestre se met à jouer. Alors que les premiers rangs de notre petit cortège s'ébranlent, Peeta et moi nous prenons par la main.
— Haymitch m'a dit que j'avais tort de t'en vouloir. Que tu ne faisais que te plier à ses instructions, déclare Peeta. Et puis, ce n'est pas comme si je ne t'avais jamais rien caché.
Je me souviens du choc que j'ai ressenti lorsque Peeta à avoué son amour devant l'ensemble de Panem. Haymitch savait ce qu'il allait faire et ne m'avait pas prévenue.
— Je crois qu'il y a eu deux ou trois trucs de cassés aussi, après cette interview.
— Juste un pot de fleurs, corrige-t-il.
— Et tu t'es coupé aux mains en tombant sur les débris. Mais il n'y a aucune raison de continuer à nous dissimuler mutuellement des choses, tu ne crois pas ?
— Aucune, approuve Peeta. (Debout au sommet de l'escalier, nous attendons qu'Haymitch atteigne l'avance de quinze marches décrétée par Effie.) — Est-ce vraiment la seule fois où Gale et toi vous êtes embrassés ?
Je suis tellement abasourdie que je lui réponds :
—Oui. Après tout ce qui s'est passé aujourd'hui, c'est vraiment cette question qui le taraudait ?
— Ça fait quinze. Allons—y.
Un projecteur nous éclaire, et j'affiche mon sourire le plus éblouissant.
Nous descendons les marches et nous laissons happer par une longue succession de banquets, de cérémonies et de voyages en train. Le même rituel se répète chaque jour. Il faut nous lever. Nous habiller. Traverser la foule sous lesapplaudissements. Ecouter un discours en notre honneur. Prononcer des mots de remerciements, mais en nous en tenant désormais au texte fourni par le Capitole, sans le moindre ajout personnel. S'ensuit parfois une brève visite : un district nous offre un aperçu de la mer, un autre nous montre ses forêts imposantes, d'autres encore dévoilent leurs usines crasseuses, leurs champs de céréales, leurs raffineries puantes. Ensuite, il nous faut encore enfiler nos tenues de soirée. Participer au banquet. Et remonter dans le train.
Au cours des cérémonies, nous restons solennels et respectueux mais toujours liés l'un à l'autre par la main ou le bras. Durant les dîners, nous sommes follement amoureux. On s'embrasse, on danse, on se fait surprendre à tenter de s'éclipser un moment. À bord du train, nous broyons du noir, inquiets de l'effet que nous produisons. Même sans nos discours personnels qui encourageaient la rébellion — faut-il préciser que ceux que nous avons prononcé au district Onze ont été coupés au montage ? — on sent une tension dans l'air, le bouillonnement d'une marmite sur le point de déborder. Pas partout. Certaines foules dégagent la même impression d'indifférence et de lassitude que le district Douze projette d'ordinaire, je le sais, lors des cérémonies aux vainqueurs. Mais dans d'autres en particulier le Huit, le Quatre et le Trois — on lit une attente réelle sur les visages et, sous l'attente, de la colère, Quand ils clament mon nom, je crois entendre un cri vengeur. Quand les Pacificateurs s'avancent pour calmer une foule houleuse, celle—ci pousse au lieu de reculer. Et tout se que je pourrais faire n'y changerait rien. Aucune démonstration d'amour, aussi crédible soit-elle, ne suffirait à Inverser cette marée. Si j'ai succombé à une crise de folie passagère en brandissant ces baies, ces gens semblent prêts à embrasser la folie à leur tour.
Cinna commence à resserrer mes robes au niveau de la taille. Mon équipe de préparation s'inquiète à propos de mes cernes. Effie me donne des pilules pour dormir, sans grand résultat. Elles ne sont pas assez fortes. Je suis sans cesse réveillée par des cauchemars, de plus en plus nombreux, de plus en plus intenses. Peeta, qui passe ses nuits à marcher de long en large dans le train, m'entend hurler une fois dans mon sommeil alors que je me débats pour m'arrachera l’hébétitude des médicaments. Il parvient à me réveiller et à me calmer. Puis il s'allonge dans le lit à côté de moi et me serre fort jusqu'à ce que je me rendorme. Après ça, je refuse les pilules. Mais, chaque soir, je lui fais une place dans mon lit. Nous affrontons l'obscurité comme nous le faisions dans l'arène, serrés l'un contre l'autre, prêts à faire face au moindre danger. Il ne se passe rien d'autre, mais cet arrangement devient rapidement un sujet de commérage à bord du train.
Quand Effie vient m'en toucher deux mots, je me dis : « Tant mieux. Ça remontera Peut-être jusqu'aux oreilles du président Snow. » Je lui promets que nous allons essayer d'être un peu plus discrets. Mais nous ne changeons rien.
Notre passage dans les districts Deux et Un s'avère particulièrement pénible. Cato et Clove, les tributs du Deux, auraient pu avoir la vie sauve si Peeta et moi n'avions pas gagné. J'ai tué de mes mains la fille, Glimmer, et le garçon du Un. Tout en fuyant le regard de sa famille, j'apprends qu'il s'appelait Marvel. Je l'ignorais. Je suppose qu'avant les Jeux je n'y avais pas prêté attention, et qu'ensuite je n'ai pas eu envie de le savoir. Quand nous atteignons enfin le Capitole, nous sommes désespérés. Nous enchaînons les apparitions interminables devant des foules en délire. Aucun risque de soulèvement ici, parmi les privilégiés, ceux dont les noms ne sont jamais glissés dans les boules de Moisson, dont les enfants ne risquent pas de mourir pour de soi-disant crimes commis voilà plusieurs générations. Nous n'avons plus besoin de convaincre qui que ce soit de notre amour. Nous nous accrochons tout de même au mince espoir de toucher ceux que nous n'avons pas réussi à persuader dans les districts. Nous faisons de notre mieux, sans nous bercer d'illusions.
De retour dans nos anciens quartiers au centre d'entraînement, c'est moi qui lance l'idée d'une demande en mariage publique. Peeta donne son accord, puis s'enferme longuement dans sa chambre. Haymitch me conseille de le laisser seul.
— Je croyais que c'était ce qu'il voulait, dis-je.
— Pas comme ça, rétorque Haymitch. Il aurait voulu que ça lui arrive dans la vraie vie. Je regagne ma propre chambre pour me cacher sous les draps, tâchant de ne pas penser à Gale, mais j'en suis incapable.
Ce soir-là, sur l'estrade devant le centre d'Entraînement, dons bredouillons des réponses convenues à une longue liste de questions. Caesar Flickerman, dans son traditionnel costume bleu nuit scintillant, avec ses cheveux, ses paupières et ses lèvres bleu électrique, nous guide habilement tout le long de l'interview. Quand il nous interroge sur notre avenir, Peeta met un genou en terre, ouvre son cœur et me supplie de l'épouser. Naturellement, j'accepte. Caesar est aux anges, le public du Capitole est au bord de l'hystérie ! des scènes de liesse éclatent un peu partout à travers Panem.
Le président Snow en personne fait une apparition surprise pour nous féliciter. Il serre la main de Peeta et le gratifie d'une tape chaleureuse sur l'épaule. Il m'étreint, m'enveloppe dans ses effluves de rose et de sang, et me plante un gros baiser mouillé sur la joue. Quand il me repousse, en m'enfonçant brièvement les doigts dans le gras tout sourire, je hausse les sourcils. Ils lui demandent se que mes lèvres n'osent pas formuler. « Alors ? Est-ce suffisant ? Me suis-je assez pliée à vos désirs en jouant le jeu, en promettant d'épouser Peeta?»
En réponse, il dodeline de la tête de manière presque imperceptible.
6
Ce geste discret signe pour moi la mort de tout espoir, le commencement de la fin pour ce que je chéris en ce monde. Je n'ose pas imaginer la forme que prendra mon châtiment, ni à quel point le filet ratisserai large, mais quand tout sera terminé il y a de fortes chances pour qu'il ne me reste plus rien. On pourrait croire qu'en cet instant je suis au comble du désespoir. Or, c'est étrange mais je ressens plutôt un certain soulagement. Je peux enfin cesser la comédie. Me voilà libre d'agir à ma guise.
Ce n'est ni l'heure ni l'endroit, toutefois. Avant toute chose je dois regagner le district Douze, car mon plan, quel qu'il soit, devra inclure ma mère et ma sœur, ainsi que, Gale et sa famille. Et Peeta, si je réussis à le persuader de, nous accompagner. Je rajoute Haymitch à la liste. Voilà les gens que je compte entraîner dans ma fuite. Comment les convaincre ? Où irons-nous au plus fort de l'hiver ? Par quels moyens éviterons-nous d'être repris ? Autant de questions pour l'instant sans réponses. Mais, au moins, je sais ce qu'il me reste à faire.
Si bien qu'au lieu de m'effondrer en larmes, je redresse le buste, avec une assurance nouvelle. Mon sourire, quoique légèrement sardonique, n'a rien de forcé. Et quand le président Snow fait taire la foule et lui lance : « Que diriez-vous d'organiser le mariage ici même, au Capitole ? »,
J’affiche une expression extatique de jeune écervelée prête à défaillir de bonheur.
Caesar Flickerman demande au président s'il a déjà une date en tête.
Oh, avant de fixer une date, je crois plus prudent de demander la permission à la mère de Katniss, répond le président. (Le public s'esclaffe. Le président m'attrape par la taille.) Peut-être qu'avec le soutien du pays tout entier, nous arriverons à la convaincre avant tes trente ans.
— Vous devrez probablement faire une nouvelle loi, Dis-je en gloussant.
— S'il le faut, m'assure le président avec un clin d'œil complice.
Vraiment, quelle joyeuse paire nous faisons tous les deux.
Le banquet, organisé dans la demeure du président Snow, est sans égal. Le plafond haut de douze mètres de la salle de réception a été transformé en ciel nocturne, et les étoiles ont exactement la même configuration que chez nous. je suppose qu'elles se présentent de la même façon au Capitole, mais comment savoir? Il y a beaucoup trop de lumière au-dessus de la ville pour y contempler les étoiles. A mi hauteur environ, des musiciens flottent sur des nuages blancs vaporeux. Je n'arrive pas à distinguer ce qui les maintient en l'air. Les grandes tables traditionnelles ont cédé la place à d'innombrables sofas et fauteuils, certains disposée autour d'un feu, d'autres au bord d'un jardin ou d'un bassin rempli de poissons exotiques, de manière que chacun puisse manger, boire et s'amuser dans le confort le plus total Une vaste esplanade dallée au centre de la pièce fait office de piste de danse, de scène pour les jongleurs et les cracheurs de feu, et de lieu de rencontre pour les convives aux costumes flamboyants. La principale attraction de la soirée reste cependant la nourriture. Le long des murs ont été alignées des tables chargées de mets raffinés plus extraordinaires les uns que les autres. Des vaches, des chèvres, des porcs entiers rôtissent à la broche. D'immenses plateaux de volailles fourrées aux fruits ou aux noix. Des montagnes de viandes ruisselantes de sauce, ou qui ne demandent qu'à être trempées dans des préparations épicées. D'innombrables fromages, pains, légumes et friandises, des cascades de vin, des torrents d'alcool.
L'appétit m'est revenu avec la volonté de me battre. Depuis des semaines que l'inquiétude me noue l'estomac je m'aperçois que je suis affamée.
— J'ai l'intention de goûter tout ce qu'il y a dans cette salle, Dis-je à Peeta.
Je le vois étudier mon expression, tenter de comprendre pourquoi j'ai changé. Il ne sait pas que le président Snow estime que j'ai échoué. Il s'imagine sans doute que nous avons réussi, que j'éprouve même une joie sincère à l'idée de nos fiançailles. Ses yeux trahissent sa perplexité, mais un instant seulement, car nous sommes filmés.
— Je te conseille d'y aller mollo, dit-il.
— D'accord, pas plus d'une bouchée de chaque plat.
Ma résolution est balayée dès la première table, qui propose une vingtaine de soupes différentes, dont un onctueux potage au potiron saupoudré d'éclats de noisettes et de graines de pavot.
— Je pourrais en manger toute la nuit !
Mais je n'en fais rien. Je faiblis encore une fois devant un bouillon vert pâle aux saveurs printanières, puis de nouveau devant une soupe rose écumante sur laquelle flottent des framboises. Des visages et des noms défilent, on nous prend en photos, on nous embrasse sur les deux joues. Apparemment, j’ai lancé une nouvelle mode avec ma broche car de nombreuses personnes exhibent un geai moqueur dans leur tenue. Il apparaît sur des boucles de ceinture, brodé sur revers de soie ou même tatoué dans des endroits intimes. Tout le monde souhaite arborer l'emblème du gaie moqueur. Le président Snow doit être fou de rage. Mais qu’y faire ? Les Jeux ont remporté un tel succès ici, où l’épisode des baies a été vu comme le signe d'une jeune au bord du désespoir qui tentait de sauver l'élu de son cœur. Peeta et moi ne faisons aucun effort de sociabilité mais sommes constamment harcelés. Tout le monde désire nous dire un mot. Je fais semblant d'être ravie, alors que je n’éprouve aucun intérêt envers ces gens du Capitole qui m’empêchent d'accéder au buffet.
Chaque table propose de nouvelles tentations et, malgré ma promesse de ne prendre qu'une seule bouchée par plat, je suis très vite rassasiée. J'attrape un petit oiseau rôti, en goute une bouchée et sens une sauce à l'orange me couler sur la langue. Délicieux. Je donne le reste à Peeta. Je veux continuer ma dégustation mais l'idée de jeter de la nourriture comme les autres convives me révulse. Après m'être approchée d'une dizaine de tables, je déclare forfait. Pourtant nous avons à peine goûté aux plats. A ce moment, les membres de mon équipe de préparation nous rejoignent. Entre l'alcool qu'ils ont ingurgité et l’extase de participer à une fête aussi grandiose, ils ont le plus grand mal à tenir des propos cohérents.
— Vous ne mangez pas ? S’étonne Octavia.
— Je ne peux plus rien avaler, dis-je. Ils éclatent de rire, comme si je venais de déclarer la chose la plus absurde qu'ils aient jamais entendue.
Ça n'arrête personne ! s'exclame Flavius. (Il nous entraîne jusqu'à une table où sont alignés de minuscules verres à liqueur remplis d'un breuvage transparent.) Tenez, buvez ça ! Peeta ramasse un verre et fait mine de le porter à ses lèvres. Les autres l'en empêchent.
— Pas ici ! s'écrie Octavia.
— Il faut le prendre là—bas, explique Venia en indiquant la porte qui mène aux toilettes. Sinon, tu vas éclabousser tout le monde !
Peeta baisse les yeux sur le verre.
— Vous voulez dire que ça va me faire vomir ?
Un rire hystérique les secoue tous les trois.
— Bien sûr, pour pouvoir continuer à manger, dit Octavia. J'y suis déjà allée deux fois. Tout le monde le fait. Comment veux-tu t'amuser dans un banquet, autrement ?
Je reste sans voix devant l'alignement des verres et leur fonction. Peeta repose lentement le sien sur la table comme si celui—ci risquait d'exploser.
— Viens, Katniss, allons danser.
De la musique s'échappe des nuages tandis qu'il m'entraîne sur la piste, loin de la table et de mon équipe de préparation. Chez nous, les danses s'accompagnent plutôt d'une flûte et d'un violon et nécessitent beaucoup d'espace. Mais Effie nous a enseigné quelques-unes de celles en vogue au Capitole. La musique est douce, rêveuse, si bien que Peeta m'enserre dans ses bras, et nous évoluons en cercle en piétinant sur place. On pourrait danser ça sur une assiette. Nous restons silencieux un moment. Puis Peeta me dit, d'une voix rauque :
— On finit par ne plus faire attention, à s'habituer, on se dit qu'ils ne sont pas si mauvais, et puis...
Il s'interrompt, incapable de finir. Je ne peux m'empêcher de penser aux enfants squelettiques allongés sur la table de notre cuisine, auxquels ma mère prescrit un remède que leurs parents ne pourront pas leur donner. Plus de nourriture. Maintenant que nous sommes riches, il arrive qu'elle les renvoie chez eux avec quelques aliments. Mais autrefois nous n'avions rien à leur offrir et les enfants étaient souvent trop faibles pour être sauvés, de toute manière. Et voilà qu'au Capitole on vomit pour le plaisir de se remplir la panse encore et encore ! Pas à cause d'une quelconque maladie du corps ou de l'esprit, ni en raison d'une nourriture avariée, mais parce que c'est ainsi, dans les soirées. C'est ce que tout le monde fait. Ça fait partie du plaisir.
Un jour, alors que j'étais venue déposer du gibier chez Hazelle, j'ai trouvé Vick avec une mauvaise toux. Étant le frère de Gale, le gamin mange mieux que quatre—vingt—dix pour cent de la population du district Douze. Il a quand Même passé un quart d'heure à me raconter qu'ils avaient ouvert une boîte de sirop de maïs le jour des Cadeaux, qu'ils avaient tous reçu une cuillerée sur un bout de pain, et qu’ils en reprendraient Peut-être un peu dans la semaine. Qu’Hazelle voulait lui en verser un peu dans sa tisane pour apaiser sa toux, mais que ça ne lui paraissait pas juste, à moins que ses frères et sœurs n'en aient aussi. Si c'est comme ça chez Gale, comment se nourrit-on dans les autres familles?
— Peeta, ils nous font venir ici pour que nous nous affrontions jusqu'à la mort devant les caméras, dis-je. Ça, ce n’est rien à côté.
— Je sais. Je sais bien. Seulement, parfois, je ne le supporte plus. Je... je ne sais pas de quoi je serais capable. (Il fit une pause, puis reprend plus bas.) Peut-être qu'on à tort, Katniss.
— À propos de quoi ?
— À propos d'essayer de calmer les choses dans les districts.
Je tourne vivement la tête de part et d'autre, mais personne ne semble avoir entendu. Notre équipe de tournage traîne autour d'un plateau de fruits de mer, et les couples qui dansent autour de nous sont trop ivres ou trop occupés pour nous prêter attention.
— Désolé, souffle-t-il.
Il peut l'être. Ce n'est pas l'endroit pour formuler des idées pareilles.
— Garde ça pour chez nous, lui dis-je.
Portia nous rejoint alors avec un homme imposant, dont la tête me dit vaguement quelque chose. Elle nous le présente Plutarch Heavensbee, le nouveau Haut Juge. Plutarch demande à Peeta s'il peut me voler le temps d'une danse. Peeta retrouve son visage de scène et accepte de bonne grâce, en prévenant l'homme de ne pas trop s'attacher à moi.
Je n'ai aucune envie de danser avec Plutarch Heavensbee. Je ne veux pas sentir ses mains, l'une au creux de la mienne, l'autre sur ma hanche. Je n'ai pas l'habitude qu'on me touche, sauf Peeta ou ma famille, et parmi les créatures qui me répugnent, je place les Juges bien avant les asticots. Il doit se douter de mon dégoût, car il me tient presque du bout des doigts pendant que nous évoluons sur la piste.
Nous parlons de la fête, de l'ambiance, de la nourriture, puis il lâche en plaisantant qu'il ne peut plus voir un verre de punch depuis l'entraînement. Je ne comprends pas, tout d'abord, puis je réalise que c'est lui qui a trébuché en arrière dans le saladier de punch le jour où j'ai tiré une flèche sur les Juges au cours d'une séance d'entraînement. Enfin, pas exactement. Je visais la pomme dans la gueule d'un cochon rôti. Mais je leur ai flanqué une sacrée frousse.
— Oh, c'est vous qui...
Je ris, en le revoyant les fesses dans le punch.
— Oui. On peut dire que je ne m'en suis jamais remis, avoue Plutarch.
J'ai envie de lui rappeler les vingt-deux tributs morts qui ne se remettront jamais de ces Jeux, mais je me contente d’ajouter :
— Bien, bien. Ainsi, vous êtes le Haut Juge cette année ? Ca doit être un grand honneur.
— Entre nous, les candidats n'étaient pas nombreux, me glisse-t-il. C'est un poste qui comporte tellement de responsabilités.
« Oui, le dernier y a laissé sa tête », pensé-je. Il est sûrement au courant pour Seneca Crane, mais cela ne semble s’en préoccuper.
— Etes-vous déjà en train de travailler sur les Jeux de l’expiation ?
— Bien sûr ! En réalité, ils sont en chantier depuis des années. Une arène ne se construit pas en un jour. Mais sisons que ce qui fera le sel de cette édition est en train d’être décider en ce moment. Crois-le ou non, j'ai une réunion de stratégie ce soir même. Plutarch recule et sort de la poche de son gilet une montre en or au bout d'une chaîne. Il l'ouvre d'un coup consulte le cadran et fronce les sourcils.
— Je vais devoir te laisser, d'ailleurs. (Il tourne sa montre vers moi.) Ça commence à minuit.
— Ce n'est pas un peu tard, pour une... un détail curieux me fait soudain perdre le fil de ma question
— Plutarch a passé son pouce sur le verre de sa montre et, pendant un instant, une image y apparaît, brillante, comme éclairée par la lueur d'une chandelle. Encore un geai moqueur. Exactement le même que sur ma broche. Le dessin s'estompe et Plutarch referme sa montre d'un coup sec. — Très joli, dis-je.
— Oh, c'est plus que joli. Un modèle unique en son genre, m'assure-t-il. Si on me demande, dis que je suis rentré me coucher. Ces réunions sont censées demeurer secrètes. Mais je suis sûr que tu sauras garder ça pour toi, n'est-ce pas ?
— Soyez tranquille. Je serai muette comme une tombe.
Alors que nous nous serrons la main, il m'adresse une petite courbette, geste fréquent ici, au Capitole.
— Eh bien, nous nous reverrons aux Jeux l'été prochain, Katniss. Encore tous mes vœux de bonheur, et bonne chance avec ta mère.
— J'en aurai besoin.
Plutarch s'éclipse. Je m'enfonce dans la foule, à la recherche de Peeta. De parfaits inconnus m'adressent leurs félicitations. Pour mes fiançailles, ma victoire aux Jeux, mon choix, de rouge à lèvres. Je réponds machinalement. En réalité, je pense à Plutarch et à sa jolie montre unique en son genre. Il y avait quelque chose d'étrange dans sa manière de me la montrer. De secret, presque. Mais pourquoi ? Peut-être redoute-t-il qu'on ne lui vole son idée : afficher un geai moqueur qui disparaît sur le verre de sa montre. Oui, il l'a probablement payée une fortune et maintenant il a peur que quelqu'un n'en fabrique une contrefaçon pour en inonder le Capitole.
Je retrouve Peeta en train d'admirer une table couverte de gâteaux somptueusement décorés. Plusieurs cuisiniers ont quitté leurs fourneaux et sont venus discuter de glaçage avec lui. On les voit jouer des coudes pour avoir le privilège de répondre à ses questions. À sa demande, ils lui préparent un assortiment de petits gâteaux afin qu'il les remporte au district Douze, où il pourra examiner leur œuvre à tête reposée. Effie a dit qu'elle nous voulait tous à bord du train une heure. Je me demande quelle heure il est, dit-il en regardant autour de lui.
— Pas loin de minuit, je réponds. Je cueille sur un gâteau une fleur en chocolat que je mordille négligemment. Tant pis pour les bonnes manières.
— Il est temps de remercier et de dire au revoir ! Pépie Effie par dessus mon épaule.
— Il y a des moments, comme ceux—là, où j'adore sa ponctualité obsessionnelle. Nous récupérons Cinna et Portia. Elle nous emmène faire la tournée des personnalités à saluer, puis nous pousse vers la porte.
— Ne faudrait-il pas remercier le président Snow ? Nous sommes chez lui, quand même.
— Oh, il se montre rarement dans ce genre de soirées. Trop occupé, explique Effie. Je lui ai déjà fait envoyer les cartons de remerciements et les cadeaux d'usage. Il les recevra demain. Ah, le voilà ! Deux domestiques arrivent, soutenant un Haymitch ivre mort, Effie leur fait signe de nous suivre.
Nous traversons le Capitole à bord d'une limousine aux vitres tintées. Derrière nous, une deuxième voiture transporte nos équipes de préparation. Une foule joyeuse se presse dans les rues, nous obligeant à rouler au pas. Mais Effie à élevé la ponctualité au rang de science, et à une l’heure pile nous sommes à bord du train et quittons la gare.
— On dépose Haymitch dans son compartiment. Cinna commande du thé, et nous prenons place autour de la table pendant qu'Effie agite ses papiers et ses programmes pour nous rappeler que nous sommes toujours en tournée. — Il reste encore la fête des Récoltes au district Douze! Alors je suggère qu'après le thé tout le monde aille secoucher.
Personne ne soulève la moindre objection.
L'aube point quand je rouvre les yeux. J'ai la tête au creux du bras de Peeta. Je ne me souviens pas qu'il m'ait rejointe hier soir. Je soulève délicatement le buste, pour éviter de le déranger, mais il est déjà réveillé.
— Pas de cauchemars, dit-il.
— Hein ? I
— Tu n'as pas fait de cauchemars, cette nuit.
Il a raison. Pour la première fois depuis des siècles, j'ai dormi d'une traite.
— J'ai même fait un rêve, dis-je. Je poursuivais un geai moqueur dans la forêt. Pendant longtemps. En réalité, c'était Rue. Enfin, il avait la même voix qu'elle quand il chantait.
— Où te conduisait-il ? demande-t-il en repoussant une mèche qui me tombe sur le front.
— Aucune idée. Mon rêve s'est terminé avant qu'on arrive. En tout cas, je me sentais bien.
— Ça se voyait dans ton sommeil.
— Peeta, comment se fait-il que je ne sache jamais quand tu fais un cauchemar ?
— Je ne sais pas. Je n'ai pas l'impression de crier, de me débattre ni rien de ce genre. Je me réveille pétrifié de trouille, c'est tout.
— Tu devrais me secouer dans ces cas-là, lui Dis-je sur un ton de reproche. Je pense à ces nuits où il m'arrive de le réveiller deux ou trois fois de suite. Je pense au temps qu'il me faut parfois pour me calmer.
— Oh, inutile. Le plus souvent, je rêve que je te perds. Ca va mieux dès que je constate que tu es là.
Brrr . Peeta dit ça avec le plus grand naturel, mais je le prends comme un coup de poing dans le ventre. Il ne fait pourtant que répondre en toute sincérité. Il ne me demande rien, il n'attend aucune déclaration en retour. Je me sens tout de même minable, comme si je me servais de lui de la pire des façons. Est-ce le cas ? Je l'ignore. Je sais seulement, pour la première fois, je trouve immoral de l’accueillir dans mon lit, ce qui paraît plutôt ironique, maintenant que nos fiançailles sont officielles.
Ca sera pire à la maison, quand je devrai recommencer à dormir seul, ajoute-t-il. C’est vrai, nous sommes pratiquement chez nous. Notre programme pour le district Douze comprend un diner ce soir à la maison du maire Undersee, puis une apparition demain sur la Grand-Place, à l'occasion de la fête des Récoltes. Cette fête a toujours lieu le dernier jour de la tournée de la victoire, mais d'habitude elle consiste en un simple repas chez soi ou en compagnie de quelques amis, pour ceux qui peuvent se le permettre. Cette année, l’événement sera public, et comme c'est le Capitole qui régale, la population entière aura le ventre plein. L’essentiel de notre préparation devrait avoir lieu dans la maison du maire, puisque nous avons remis nos fourrures pour sortit. Notre passage à la gare est très bref, à peine le temps de sourire et de saluer la foule avant de nous engouffrés dans nos véhicules. Nos familles ne sont pas là, nous les verrons au dîner. Je suis heureuse que la réception se tienne dans la maison du maire plutôt qu'à l'hôtel de justice. Entre la cérémonie funéraire en l'honneur de mon père et ces adieux déchirants à ma famille, à l'issue de la Moisson, l'hôtel de justice est associé à trop de mauvais souvenirs. Par contre j'aime bien la maison du maire Undersee, surtout maintenant que sa fille Madge et moi sommes amies. Nous l'avons toujours été, en un sens. C'est devenu officiel quand elle est passée me dire au revoir avant mon départ pour les Jeux. Quand elle m'a offert sa broche avec le geai moqueur pour me porter chance. À mon retour, nous avons commencé à passer du temps ensemble. Apparemment, Madge aussi a besoin d'occuper ses journées. Au début nos relations ont été difficiles, car nous ne savions pas trop quoi faire. La plupart des filles de notre âge parlent des garçons, de leurs copines ou de la mode. Madge et moi n'aimons pas les ragots et les vêtements m'ennuient profondément. Mais, après quelques ratés, je me suis rendu compte qu'elle mourait d'envie de connaître la forêt. Je l'ai donc emmenée avec moi une ou deux fois, et je lui ai appris à tirer. Elle essaie de m'enseigner le piano, mais j'aime surtout l'écouter jouer. On s'invite à dîner l'une chez l'autre. Madge préfère venir chez moi. Ses parents ont pourtant l'air gentil, mais je crois qu'elle ne les voit pas beaucoup. Son père est très occupé par ses fonctions, et sa mère souffre de migraines terribles qui l'obligent à garder la chambre pendant des jours.
— Vous devriez Peut-être la conduire au Capitole, ai-je suggéré une fois. (Nous ne jouions pas de piano ce jour-là, parce que sa mère était couchée deux étages plus haut.) Je parie qu'ils sauraient la soigner, là—bas. — Oui. Sauf qu'on ne va pas au Capitole comme ça. Il faut une invitation, m'a répondu Madge d'un ton maussade. Même les privilèges des hauts dignitaires ont leurs limites, semble-t-il. Lorsque nous arrivons devant la maison du maire, j'ai juste le temps d'embrasser Madge avant qu'Effie m’envoie me préparer au deuxième étage. Une fois que je suis maquillée et vêtue d'une longue robe argentée, il me reste une heure à tuer avant le dîner. Je m'éclipse donc à la recherche de Madge.
Sa chambre se trouve au premier, ainsi que plusieurs chambres d'amis et le bureau de son père. Je passe la tête dans le bureau pour saluer le maire, mais il n'est pas là. Sa télé est restée allumée. Je nous y vois, Peeta et moi, lors de la soirée de la veille au Capitole. En train de danser, de nous empiffrer, de nous embrasser. Les mêmes images passent probablement en ce moment même dans tous les foyers de Panem. Les gens doivent en avoir par—dessus la tête des amants maudits du district Douze. Moi—même, je n’en peux plus. Je suis sur le point de quitter la pièce quand un bip attire mon attention. Je me retourne et je vois l'écran du téléviseur virer au noir. Puis les mots « Bulletin spécial — District Huit» s'affichent en lettres clignotantes. Je comprends d’instinct que la suite ne m'est pas destinée, qu'elle s'adresse au maire et à lui seul. Je devrais m'en aller. Tout de suite, mais je me rapproche de la télé. Une présentatrice que je ne connais pas apparaît à l'écran. (C’est une femme aux cheveux grisonnants, à la voix autoritaire. Elle annonce que la situation se dégrade et qu'une alerte de niveau 3 a été lancée. Des renforts policiers sont envoyés au district Huit, et la production de textile est stoppée.
On passe à une vue générale de la Grand-Place du district Huit. Je la reconnais facilement, j'y étais la semaine dernière. On aperçoit encore les bannières avec mon portrait accrochées aux toits. En dessous, c'est l'émeute. Des gens vocifèrent, le visage dissimulé par un foulard ou une cagoule. Ils lancent des briques. Plusieurs bâtiments brûlent. Les Pacificateurs tirent sur la foule, tuant au hasard. Je n'ai jamais rien vu de tel, mais il ne peut s'agir que de ce que le président Snow appelle un soulèvement.
7
Un sac en cuir contenant de la nourriture et une flasque de thé brûlant. Une paire de gants doublés de fourrure, oubliés par Cinna. Trois brindilles arrachées aux arbres nus, posées dans la neige, indiquant la direction que je compte suivre. Voilà ce que je laisse pour Gale à notre lieu de rendez-vous habituel, le premier dimanche qui suit la fête des Récoltes. Je continue à m'enfoncer dans la forêt, froide et noyée de brume, en suivant un chemin que Gale ne connaît pas mais que mes pieds suivent tout seuls : celui du lac. Les endroits où nous nous rencontrions avant les Jeux n'offrent plus assez de garanties de discrétion ; or, je vais en avoir besoin, et pas qu'un peu, si je veux vider mon sac devant Gale aujourd'hui. Viendra-t-il ? Dans le cas contraire, je n’aurai pas d'autre choix que de me rendre chez lui au beau milieu de la nuit. J'ai des choses à lui dire. J'ai besoin de lui pour m'aider à faire le point. En réalisant ce que je venais de voir à la télé dans le bureau du maire Undersee, j'ai tout de suite quitté la pièce. Juste à temps, d'ailleurs, car ce dernier a débouché dans le couloir un instant plus tard. Je l'ai salué de la main. — Tu cherches Madge ? M’a-t-il demandé sur un ton imitai. — Oui. Je voudrais lui montrer ma robe. — Eh bien, tu sais où la trouver. À ce moment-là, d'autres bips ont retenti dans son bureau. Son expression est devenue grave. — Excuse-moi, a-t-il dit. Et il a refermé la porte derrière lui. J'ai attendu dans le couloir le temps de recouvrer mon sang-froid. De me rappeler que je devais me comporter avec naturel. Puis j'ai retrouvé Madge dans sa chambre, assise devant sa coiffeuse, en train de brosser ses cheveux blonds ondulés. Elle portait la même robe blanche que le jour de la Moisson. En m'apercevant dans le miroir, elle m'a souri.
— Regarde-toi. On dirait que tu arrives tout droit du Capitole. Je me suis approchée plus près. J'ai touché mon geai moqueur.
— C'est ma broche. Les geais moqueurs font fureur là—bas, maintenant, grâce à toi. Tu es sûre de ne pas vouloir la récupérer ?
— Ne sois pas ridicule, c'est un cadeau, m'a répondu Madge en nouant ses cheveux avec un élégant ruban doré.
— D'où vient-elle, d'ailleurs ?
— Elle appartenait à ma tante. Mais je crois qu'elle est dans ma famille depuis longtemps.
— C'est drôle, d'avoir choisi un geai moqueur. Je veux dire, après ce qui s'est passé pendant la rébellion. Les geais bavards qu'on a retournés contre le Capitole, tout ça. Les geais bavards étaient des mutations génétiques, des oiseaux mâles créés par le Capitole pour espionner les rebelles dans les districts. Capables de mémoriser et de reproduire des conversations, ils avaient été envoyés dans les zones rebelles pour entendre ce qui s'y disait et tout répéter au Capitole. Les rebelles s'en étaient rendu compte et leur avaient servi toutes sortes de mensonges. Devant l'échec de son plan, le Capitole avait renoncé aux geais bavards et les avait laissés mourir. Quelques années plus tard, ils avaient tous disparu mais ils avaient eu le temps de s'accoupler avec des oiseaux moqueurs, donnant naissance à une nouvelle espèce.
— Oh, les geais moqueurs n'ont jamais été une arme, m'a dit Madge. Ce ne sont que des oiseaux chanteurs. Non?
— Si, si. Mais c'est faux. Un oiseau moqueur n'est qu'un oiseau chanteur. Un geai moqueur est une créature dont le Capitole n'a jamais voulu. Les geais bavards n'auraient pas dû savoir s'adapter à la vie sauvage, transmettre leurs gènes, se multiplier sous une forme inattendue. Le Capitole n'avait pas anticipé leur volonté de survivre. En ce moment même, alors que je marche dans la neige, je vois des geais moqueurs sautiller sur les branches, écouter les chants des autres oiseaux et les transformer en mélodies nouvelles. Comme toujours, ils me rappellent Rue. Je repense au rêve que j'ai fait hier dans le train, où je me voyais en train de la suivre sous la forme d'un geai moqueur. J'aurais bien voulu rester endormie un peu plus, le temps de découvrir où elle m'emmenait. Il y a quand même une sacrée trotte jusqu'au lac. S'il me sait, Gale risque d'arriver de mauvaise humeur à cause du temps que je lui aurai fait perdre. Il n'a pas assisté au diner dans la maison du maire, bien que le reste de sa famille soit venu. Hazelle a prétexté qu'il était malade : c’était clairement un mensonge. Je ne l'ai pas vu non plus à la fête des Récoltes. Vick m'a appris qu'il était à la chasse. Ca, je veux bien le croire.
Au bout de deux heures environ, j'atteins la vieille maison au bord du lac. Enfin, «maison»... c'est Peut-être beaucoup dire. Elle ne comporte qu'une seule pièce, d'environ douze mètres carrés. Mon père pensait qu'autrefois on devait trouver ici de nombreuses cabanes — on peut encore apercevoir leurs fondations —, à l'époque où les gens venaient au lac pêcher et s'amuser. Celle—ci a survécu aux autres car elle est en béton. Le sol, les murs et le plafond. Une seule de ses quatre fenêtres reste intacte, les carreaux voilés et jaunis par le temps. Il n'y a plus ni eau ni électricité, mais la cheminée marche encore et on y trouve un tas de bois dans un coin, ramassé par mon père et moi des années plus tôt. J'allume un petit feu, en comptant sur la brume pour dissimuler la fumée. Le temps qu'il prenne, je balaye la neige accumulée sous les fenêtres cassées, en me servant d'un balai de branchages confectionné par mon père alors que j'avais huit ans et que je venais jouer à la petite maîtresse de maison. Je m'assois ensuite sur le minuscule foyer en béton, me réchauffe à la flamme en attendant l'arrivée de Gale. Celui-ci apparaît dans un délai étonnamment court. Il a son arc sur l'épaule ainsi qu'un dindon sauvage, sans doute abattu en chemin, pendu à sa ceinture. Il reste un moment sur le seuil, comme s'il hésitait à entrer. Il tient le sac en cuir contenant la nourriture, la flasque, les gants de Cinna. Des cadeaux que sa colère contre moi lui interdit d'accepter. Je sais exactement ce qu'il ressent. N'ai-je pas longtemps éprouvé la même chose à l'égard de ma mère ? Je le regarde dans les yeux. Il ne réussit pas tout à fait à masquer la souffrance, le sentiment de trahison que lui inspirent mes fiançailles avec Peeta. C'est ma dernière chance, aujourd’hui de ne pas le perdre à tout jamais. Je pourrais me justifier pendant des heures sans être certaine de le convaincre. Je préfère donc aller droit au but.
— Le président Snow en personne m'a menacée de t'éliminer, lui dis-je.
Gale hausse légèrement les sourcils, sans paraître vraiment surpris ni impressionné. — Et qui d'autre ?
Eh bien, il ne m'a pas vraiment fourni une liste. Mais crois qu'on peut supposer sans trop se tromper qu'elle comprendrait l'ensemble de nos deux familles.
Cela suffit à le faire s'approcher du feu. Il s'accroupit devant les flammes et se réchauffe les mains. — À moins que quoi ?
— À moins que rien du tout, pour le moment. A l'évidence, voilà qui réclamerait de plus amples explications, sauf que j'ignore par où commencer. Je reste donc Muette, le regard perdu dans les flammes. Au bout d'une minute, Gale brise le silence.
— D'accord, merci pour les sous-titres. Je me tourne vers lui, une remarque cinglante sur les lèvres, quand j'aperçois une lueur de malice dans son œil. Je m'en veux de sourire. La situation n'a rien de drôle. D’un autre côté, j'imagine que le coup est un peu difficile à encaisser pour lui. Nous allons tous mourir, quoi que nous fassions.
— J'ai un plan, tu sais.
— Oui, je suis sûr que c'est un plan génial. (Il me jette les gants sur les genoux.) Tiens. Je ne veux pas des gants de ton fiancé. — Ce n'est pas mon fiancé. Nous faisons semblant. Et se ne sont pas ses gants, mais ceux de Cinna, dis-je. — Alors, je les reprends. (Il les enfile, fait jouer ses doigts à l'intérieur et hoche la tête d'un air approbateur.) Au moins, je mourrai dans un certain confort. — Voilà qui me paraît plutôt optimiste. C'est vrai que tu n'es pas au courant de ce qui s'est passé.
— Alors, raconte-moi, dit-il. Je décide de commencer par le soir où Peeta et moi avons été couronnés vainqueurs des Hunger Games, et où Haymitch m'a mise en garde contre la fureur du Capitole. Je lui parle du malaise qui ne me lâche plus depuis notre retour, de la visite du président Snow chez moi, des exécutions au district Onze, de la tension de la foule, de cet effort ultime que constituent nos fiançailles, de l'indication du président que tout cela ne suffira pas. Et de ma certitude de devoir en payer le prix. Gale m'écoute sans m'interrompre. Pendant ce temps, il fourre ses gants dans sa poche et entreprend de nous préparer un repas avec les provisions contenues dans le sac. Il fait griller du pain et du fromage, épluche les pommes, met les marrons à rôtir sur les braises. Je regarde s'activer ses mains ; couvertes de cicatrices, comme l'étaient les miennes avant que le Capitole ne les soigne, mais fortes et compétentes. Des mains capables de creuser le charbon comme de poser un collet avec précision. Des mains qui m'inspirent confiance. Je bois une gorgée de thé à la flasque avant de lui raconter mon retour à la maison.
— Eh bien, on peut dire que tu t'es mise dans une sacrée panade.
— Oh, je ne t'ai pas encore tout raconté.
J'en ai assez entendu pour l'instant. Passons directement à ton plan génial. Je prends une grande inspiration.
— On s'enfuit.
— Quoi ?
Ma proposition le prend totalement au dépourvu.
On disparaît dans la forêt. Définitivement. (Impossible de déchiffrer son expression. Va-t-il me rire au nez, trouver ce projet chimérique ? Je me lève avec nervosité, prête à défendre mon idée.) — Tu as dit toi-même qu'on devrait le faire ! Rappelle-toi, le matin de la Moisson. Tu as dit... Il s'avance et me décolle du sol. La pièce tourne autour de moi, et je dois refermer les bras autour de son cou pour ne pas tomber. Gale rit, heureux.
— Hé ! Dis-je en protestant, mais je ris moi aussi. Gale me repose par terre, sans me lâcher pour autant.
— D'accord, partons ensemble. — Vraiment ? Tu ne me prends pas pour une folle ? Tu es prêt à t'enfuir avec moi ? Je partage enfin le poids qui m'écrasait avec Gale.
— Bien sûr, que tu es folle ! Je pars quand même avec toi. (Il est sérieux. Enthousiaste, même.) On peut y arriver, je le sens, je le sais. Tirons-nou sd'ici et ne revenons plus jamais!
— Tu es sûr ? Parce que ce ne sera pas facile, avec les petits et tout. Je n'ai pas envie qu'au bout de cinq kilomètres tu me dises que...
— Je suis sûr. Complètement, entièrement, à cent pour cent sûr.
— nous Il pose son front contre le mien et m'attire à lui. Sa peau, son corps entier restituent la chaleur du feu et je ferme les yeux, en me laissant envelopper dans son étreinte. Je respire l’odeur de cuir mouillé par la neige, de fumée et de pommes, l'odeur de toutes ces journées d'hiver que nous avons connues avant les Jeux. Je n'essaie pas de me dégager. Pourquoi le devrais-je ? Il me murmure — Je t'aime.
C'est donc ça. Je ne vois jamais arriver ces choses-là. Elles me tombent dessus trop vite. La seconde d'avant, vous êtes en train de proposer un plan d'évasion, et tout à coup... on vous balance une bombe. Je lâche la pire des réponses possibles :
— Je sais. C'est affreux à entendre. Comme si, bien sûr, il ne pouvait pas s'empêcher de m'aimer mais que je n'éprouvais rien de mon côté. Gale fait mine de s'écarter. Je le retiens.
— Je sais ! Et toi... tu sais ce que tu représentes pour moi. (Ça ne lui suffit pas. Il s'arrache à mon étreinte.) Gale, je ne peux pas penser à ce genre de choses pour l'instant. Le seul sentiment qui m'habite, tous les jours, à chaque minute depuis que le nom de Prim est sorti à la Moisson, c'est la peur. Et on dirait qu'il n'y a plus de place pour quoi que ce soit d'autre. Peut-être que si on arrive à gagner un endroit sûr, je pourrai être différente. Je n'en sais rien.
Je le vois ravaler sa déception.
— Très bien, essayons toujours. On verra bien. (Il revient face au feu, où les marrons commencent à brûler. Il les retourne sur la pierre.) Ma mère ne sera pas facile à convaincre. Il est toujours motivé, au moins. Mais sa gaieté a disparu, remplacée par une tension trop familière.
— La mienne non plus. Je vais devoir lui faire entendre raison. L'emmener pour une longue promenade. M'assurer qu'elle comprenne qu'il n'y a pas d'alternative.
— Elle comprendra. J'ai suivi une grande partie des Jeux avec Prim et elle. Elle te dira oui. — J'espère. (La température dans la maison semble avoir chuté de plusieurs degrés en quelques secondes.) C'est Haymitch qui m'inquiète le plus.
— Haymitch ? (Gale en oublie ses marrons.) Tu ne comptes quand même pas lui demander de venir ?
— Il le faut, Gale. Si on les laisse là, Peeta et lui, ils risquent de... (Je m'interromps devant sa grimace.) Quoi ?
— Désolé. Je n'avais pas réalisé que nous serions aussi nombreux.
— Ils les tortureraient à mort, pour leur faire avouer où nous sommes partis !
— Et les parents de Peeta ? Ils ne viendront jamais. En fait, ils vendront la mèche à la première occasion. Je suis sûr qu'il est assez malin pour s'en rendre compte. Et s'il décidait de rester ? Je tente d'affecter l'indifférence, mais ma voix me trahit.
— Il fera comme il voudra.
— Tu l'abandonnerais ? Insiste Gale.
— Pour sauver Prim et ma mère, oui. Je veux dire, non ! Je le persuaderais de venir.
— Et moi, est-ce que tu m'abandonnerais aussi ? (L'expression de Gale est dure comme le granit à présent.) Au cas ou, par exemple, je n'arriverais pas à convaincre ma mère d’emmener les trois petits avec nous dans la forêt en plein hiver ?
— Hazelle ne refusera pas. Elle verra bien qu'il n'y a pas d'autre solution.
— Imagine que non, Katniss. Que fera—t—on ?
— Dans ce cas, il faudra l'obliger, Gale. Est-ce que tu crois que j'invente toute cette histoire?
La colère me fait hausser le ton.
— Non. Enfin, je ne sais pas. Peut-être que le président veut te manipuler. Je veux dire, il est en train d'organiser ton mariage. Tu as vu la réaction de la foule au Capitole. Je ne crois pas qu'il puisse se permettre de t'éliminer. Comment retomberait-il sur ses pieds ? demande Gale.
— Tu sais, avec un soulèvement en cours dans le district Huit, je doute qu'il ait le temps de choisir mon gâteau ! À l'instant où je dis ça, je voudrais ravaler mes paroles.' Leur effet sur Gale est immédiat : ses joues s'échauffent, ses yeux brillent.
— Il y a un soulèvement dans le Huit ? répète-t-il à voix basse. J'essaie de faire marche arrière. De le calmer, comme j'ai tenté d'apaiser les districts.
— Je ne sais pas si on peut vraiment parler de soulèvement. Il y a des émeutes. Des gens dans la rue...
Gale m'empoigne par les épaules.
— Qu'as-tu vu exactement ?
— Rien du tout ! Pas de mes yeux, en tout cas. J'ai juste entendu la nouvelle. (Comme d'habitude, c'est trop peu, trop tard. Je capitule et lui déballe tout.) J'ai vu quelque chose à la télé chez le maire. Un truc que je n'étais pas censée voir. Il y avait une foule, des incendies, et des Pacificateurs qui tiraient sur les gens mais ceux—ci se défendaient... (Je me mords la lèvre, incapable de continuer à lui décrire la scène. Je prononce les mots qui me hantent depuis longtemps.) Tout est ma faute, Gale. À cause de ce que j'ai fait dans l'arène. Si je m'étais tuée avec ces baies, rien de tout ça ne serait arrivé. Peeta serait rentré en vainqueur, et les autres auraient continué comme avant.
— Continué à quoi ? me dit-il sur un ton radouci. À crever de faim ? À trimer comme des esclaves ? À envoyer leurs gosses à la Moisson ? Tu n'as rien fait de mal — au contraire, tu as donné l'exemple à tous ceux qui auront le courage de le suivre. Ça gronde, dans la mine, tu sais. Les gens sont prêts à se battre. Tu ne comprends donc pas ? On y est, les choses sont enfin en train de bouger ! S'il y à eu un soulèvement dans le district Huit, pourquoi pas ici ? Ou même partout ? C'est Peut-être enfin l'occasion pour nous...
— Arrête ! Tu ne sais pas de quoi tu parles. Hors du district Douze, les Pacificateurs n'ont plus rien à voir avec Darius, ou même Cray ! La vie des gens n'a aucune valeur à leurs yeux !
— Raison de plus pour prendre part à la lutte ! rétorque-t-il d'une voix âpre.
— Non ! Il faut s'enfuir loin d'ici avant qu'ils ne nous tuent, et un tas de gens avec nous ! Voilà que je recommence à hurler. Je ne comprends pas pourquoi il fait ça. Pourquoi refuse-t-il d'ouvrir les yeux ? Il me repousse brutalement. — Pars seule si tu veux. Moi, je reste.
— Tu étais prêt à m'accompagner il y a deux minutes. Je ne vois pas pourquoi un soulèvement dans le district Huit te dissuaderait de partir, au contraire. Je crois plutôt que tu es furieux à cause de... (Non, je ne peux quand même pas lui jeter Peeta à la figure.) As-tu pensé à ta famille ?
— As-tu pensé aux autres familles, Katniss ? À toutes telles qui n'ont pas la possibilité de s'enfuir ? Tu ne comprends pas. Il ne s'agit plus simplement de sauver notre peau, a présent. Pas maintenant que la rébellion a commencé! (Gale secoue la tête, sans chercher à masquer le dégout que je lui inspire.) Tu pourrais faire tellement. (Il jette les gants de Cinna à mes pieds.) J'ai changé d'avis. Je ne veux rien accepter qui vienne du Capitole. Et il me plante là. Je baisse les yeux sur les gants. « Rien accepter qui vienne du Capitole » ? Était-ce dirigé contre moi ? Me voit-il à présent comme une création du Capitole, une chose intouchable ? L'injustice de la situation me remplit de colère, à laquelle vient s'ajouter une peur sourde à l'idée de la prochaine folie que Gale risque de commettre. Je m'affale à côté de la cheminée, en mal de réconfort, pour réfléchir à ce qu'il convient de faire. Je commence par me rassurer en me disant qu'une rébellion n'éclate pas du jour au lendemain. Gale ne verra pas les mineurs avant demain. Si je peux parler d'abord avec Hazelle, Peut-être parviendra-t-elle à lui faire entendre raison. Sauf que je vais devoir attendre. S'il est chez lui, il ne me laissera pas entrer. Peut-être cette nuit, quand les autres seront endormis... Hazelle travaille souvent très tard sur ses lessives. Je n'aurai qu'à attendre, frapper aux carreaux et la mettre au courant afin qu'elle empêche Gale de se fourrer dans le pétrin. Ma conversation avec le président Snow me revient en mémoire. « — Mes conseillers avaient peur que vous ne nous causiez des difficultés, mais vous n'avez pas l'intention de vous montrer difficile, n'est-ce pas ?
— Non.
— C'est ce que je leur ai dit. J'ai fait valoir qu'une fille capable de se donner tant de mal pour rester en vie n'allait pas tout flanquer par terre bêtement. » Je réfléchis au mal que se donne Hazelle pour garder sa famille en vie. Elle sera forcément de mon côté dans cette affaire. Non ? Il ne doit plus être loin de midi maintenant, et les journées sont courtes. Inutile de traîner dans les bois à la nuit tombée si l'on n'y est pas obligé. J'écrase les restes de mon petit feu, nettoie les reliefs de nourriture et glisse les gants de Cinna dans ma ceinture. Je crois que je vais les garder encore un moment. Au cas où Gale changerait d’avis. Je repense à l'expression de son visage quand il les à jeté à mes pieds. Au dégoût qu'il affichait. Je traverse la forêt à grandes enjambées et regagne mon ancienne maison tant qu'il fait encore jour. Ma discussion avec Gale a été un fiasco, d'accord, mais je n'ai pas renoncé pour autant à mon projet de fuir le district Douze. Je décide d’aller retrouver Peeta. En un sens, comme il a vu les mêmes scènes que moi au cours de la Tournée, il se montrera peut-être plus facile à convaincre. Je tombe sur lui à la limite du Village des vainqueurs.
— Tu étais partie chasser ? me demande-t-il. Au ton de sa voix, on devine ce qu'il insinue.
— Pas vraiment. Tu sors en ville ?
— Oui. Je dois dîner chez mes parents.
— Bon, je vais faire un bout de chemin avec toi. La route qui relie le Village des vainqueurs à la Grand-Place n'est pas très fréquentée. On peut y parler en toute sécurité. Mais les mots restent bloqués dans ma gorge. La proposition que j'ai faite à Gale a été un tel désastre. Je |mordille mes lèvres gercées. La Grand-Place se rapproche à chaque foulée. Je n'aurai Peut-être plus d'occasion semblable avant longtemps. Je respire à fond, puis je me jette à
l’eau.
— Peeta, si je te demandais de t'enfuir hors du district avec moi, est-ce que tu viendrais ? Peeta me retient par le bras. Il n'a pas besoin de voir mon visage pour savoir que je suis sérieuse.
— Ça dépendrait de la raison.
— Notre petit numéro n'a pas convaincu le président Snow. Il y a un soulèvement dans le district Huit. Nous devons nous enfuir loin d'ici.
— Par « nous », est-ce que tu veux dire juste toi et moi ? Non. Qui d'autre viendrait ?
— Ma famille. La tienne, si elle veut. Haymitch, peut— être.
— Et Gale ?
— Je ne sais pas. Il aurait Peut-être d'autres projets.
— Peeta secoue la tête et m'adresse un petit sourire désabusé. — Tu parles qu'il en aurait. Bien sûr, Katniss, je viendrais.
Je sens un léger frémissement d'espoir.
— C'est vrai ?
— Oui. Sauf que je ne crois pas une seconde que tu as l'intention de partir.
Je dégage mon bras d'une secousse.
— Alors, c'est que tu me connais mal. Tiens-toi prêt Ça peut avoir lieu à tout moment. Je m'éloigne en frappant le sol de mes talons. Il me suit quelques pas en arrière.
— Katniss, me lance-t-il. (Je ne ralentis pas. S'il considère que c'est une mauvaise idée, je préfère ne pas le savoir, car je n'en ai pas d'autre.) Katniss, attends-moi. (Je décoche un coup de pied dans la neige grisâtre et je me laisse rejoindre. La poussière de charbon salit tout.) Je viendrai avec toi, si tu y tiens. Je pense simplement que nous ferions mieux d'en discuter d'abord avec Haymitch. Nous assurer que nous ne risquons pas d'aggraver les choses pour tout le monde. (Il dresse la tête.) C'était quoi, ça ?
— Je lève le menton. J'étais si absorbée par mes soucis que je n'ai pas prêté attention au bruit étrange provenant de la Grand-Place : un sifflement, suivi d'un claquement sourd puis les murmures d'une foule. — Viens, me dit Peeta. Son visage s'est durci. J'ignore pourquoi. Ces bruits n'évoquent rien pour moi. Mais sa réaction m'inquiète. Quand nous atteignons la Grand-Place, il est clair qu'il se passe quelque chose, mais la foule trop dense nous empêche de voir quoi. Peeta grimpe sur une caisse contre le mur d’une confiserie et me tend la main tout en regardant par—dessus les têtes. Je m'apprête à le rejoindre, quand il me barre l'accès.
— Descends. Descends d'ici !
Il chuchote d'une voix rauque, insistante.
—nous Quoi ? Dis-je en tâchant de me hisser à ses côtés. —nous Rentre chez toi, Katniss ! Je te rattrape dans une minute, je te le promets !
J'ignore ce qui se passe, mais c'est grave. Je m'arrache à sa main et me fraye un passage dans la foule. Les gens qui me voient, qui me reconnaissent, semblent paniqués. On tente de me repousser. On me siffle : — Fiche—le camp d'ici, ma fille. N'aggrave pas les choses.
— Qu'est-ce que tu cherches ? À le faire tuer ? Mon cœur bat si vite et si fort que je les entends à peine. Je sais seulement que ce qui se déroule au centre de la place me concerne. Quand je parviens enfin au premier rang, je réalise que j'avais raison. Gale est attachée à un poteau. Le dindon qu'il a chassé en fin d’après-midi pend au-dessus de lui, cloué par le cou. Son blouson est roulé par terre, sa chemise, déchirée. Inconscient, à genoux, il n'est plus retenu que par les cordes autour de ses poignets. Son dos est une masse dé chair sanguinolente. Debout derrière lui se tient un homme que je n'ai jamais vu, mais dont je reconnais l'uniforme. C'est celui du chef de nos Pacificateurs. Il ne s'agit pas du vieux Cray, pour tant, mais d'un solide gaillard au pli du pantalon impeccable. Les éléments du puzzle refusent de s'imbriquer jusqu’a ce que je le voie relever son fouet.
8
Je m'écrie « Non ! » et je bondis en avant.
Il est trop tard pour retenir son bras, et je sais d'instinct que je n'aurai pas la force de le bloquer. Je jette plutôt entre Gale et le fouet. Les bras tendus pour protéger son corps meurtri, je ne suis pas en mesure de détourner la mèche. Je la prends en plein sur la joue gauche.
La douleur est cuisante, instantanée. Des éclairs déchirent mon champ de vision. Je tombe à genoux. Appuyée Sur une main, je me tiens la joue de l'autre. Je sens déjà chaire enfler, me pocher l'œil. Le sang de Gale ruisselle autour sur les pierres. L'air est saturé de son odeur. Je hurle :
— Arrêtez ! Vous allez le tuer ! J’entrevois le visage de mon agresseur. Dur, marqué de rides profondes, avec une bouche cruelle. Des cheveux gris coupé en brosse, des yeux si noirs qu'ils semblent se réduire aux iris, un long nez droit, rougi par l'air glacé. Il relève encore son bras vigoureux, le regard rivé sur moi. Je porte la main mon épaule, à la recherche d'une flèche, mais bien sûr j'ai laissé mes armes dans la forêt. Je serre les dents en prévision du prochain coup. — Attendez ! Aboie une voix. Haymitch s'avance, trébuche sur un Pacificateur étendu au sol. C'est Darius. Il a une grosse bosse au-dessus du front. Assommé, il respire encore. Que s'est-il passé ? Aurait-il tenté d'intervenir avant mon arrivée ? Haymitch l'ignore et me relève sans ménagement.
— Oh, magnifique. (Il me redresse le menton afin de m'examiner.) Elle a une séance photos la semaine prochaine, dans sa robe de mariée. Comment vais-je expliquer ça à son styliste ? Je lis une lueur de reconnaissance dans le regard de l'homme au fouet. Emmitouflée comme je le suis, sans maquillage, la natte négligemment glissée sous mon manteau, je n'ai plus grand—chose de la gagnante des derniers Hunger Games. En particulier avec la moitié du visage balafrée d'une grosse marque rouge. Haymitch, en revanche, passe à la télévision depuis des années, et son allure n'est pas de celles qu'on oublie.
L'homme repose son fouet contre sa hanche.
—Elle a interrompu le châtiment d'un criminel. Tout chez cet homme — sa voix autoritaire, son accent étranger —trahit une menace nouvelle et inconnue. D'où vient-il donc ? Du district Onze ? Du Trois ? Directement du Capitole ?
— Je me fiche pas mal de savoir si elle a fait sauter l'hôtel de justice, rugit Haymitch. Regardez sa joue ! Vous croyez qu'elle sera prête pour les caméras dans une-semaine ? L'homme garde une voix glaciale, dans laquelle je crois pourtant déceler une pointe de doute. — Ce n'est pas mon problème. — Ah non ? Eh bien ça va le devenir, mon ami. Parce que le premier coup de téléphone que je passerai en rentrant chez moi sera pour le Capitole, promet Haymitch. Pour demander qui vous a permis de ruiner le minois de ma gagnante !
— Ce garçon a été surpris à braconner. De quoi se mêle-t-elle, de toute manière ? Maugrée l'homme.
— C'est son cousin, intervient Peeta, en passant son bras sous le mien. Et elle et moi sommes fiancés. Alors si Vous voulez vous en prendre à lui, vous aurez affaire à nous deux. Je sens l'homme hésiter. Nous sommes Peut-être les trois seules personnes dans tout le district capables de nous Opposer à lui. Mais ça ne durera pas. Il y aura des répercussions. Dans l'immédiat, cependant, je me soucie uniquement de garder Gale en vie. Le nouveau chef des Pacificateurs jette un coup d'œil au reste de ses hommes. Je constate avec soulagement qu'il s'agit de visages familiers, de vieux amis de la Plaque. À leur expression, on devine qu'ils n'apprécient pas le spectacle. L’un d'entre eux, une femme du nom de Purnia que je vois souvent manger chez Sae Boui-boui, s'avance avec raideur.
— Je crois que, pour un premier délit, le nombre légal de coups de fouet a déjà été dispensé, monsieur. À moins que vous ne souhaitiez prononcer une sentence de mort, laquelle réclame un peloton d'exécution.
— Est-ce le protocole habituel, par ici ? S’enquiert le chef des Pacificateurs.
— Oui, monsieur, répond Purnia. Plusieurs autres confirment d'un hochement de tête. Je suis certaine qu'ils n'en ont pas la moindre idée, car, à la plaque, le protocole habituel quand quelqu'un ramène un dindon sauvage consiste plutôt à se disputer les pilons. — Très bien. Débarrasse-moi de ton cousin, petite. Et quand il reprendra connaissance, préviens-le que si je le surprends à braconner sur les terres du Capitole, je réunirai moi—même ce peloton d'exécution ! Le chef des Pacificateurs essuie son fouet au creux de sa main, en nous éclaboussant de sang. Puis il l'enroule avec soin et quitte les lieux. La plupart des autres Pacificateurs lui emboîtent le pas d'un air gêné. Un petit groupe reste en arrière et soulève Darius par les bras et les jambes. Je croise le regard de Purnia et lui souffle un « merci » avant qu'elle ne s'éloigne. Elle ne répond rien, mais je sais qu'elle a compris.
— Gale. Je me retourne, m'efforce maladroitement de dénouer les cordes autour de ses poignets. Quelqu'un tend un couteau, et Peeta tranche ses liens. Gale s'effondre par terre, — Il vaudrait mieux le ramener chez ta mère, conseillé Haymitch. Nous n'avons pas de civière, mais une vieille femme qui tient une échoppe de vêtements nous vend la planche qui lui sert de comptoir. —Surtout, ne dites à personne où vous l'avez eue, nous supplie-t-elle en remballant ses marchandises. Les gens s'empressent de quitter les lieux. La peur l'emporte sur la compassion. Après la scène à laquelle je viens d'assister, je ne peux pas leur en vouloir. Le temps d'allonger Gale sur la planche, il ne reste plus grand monde pour le porter : Haymitch, Peeta, et deux mineurs qui travaillent dans la même équipe que lui.
Leevy, une fille qui habite à deux portes de mon ancienne maison dans la Veine, me saisit le bras. Ma mère a sauveson petit frère de la rougeole, l'an dernier. — Vous avez besoin d'aide pour le ramener ?
Ses yeux gris sont emplis de frayeur, mais résolus.
— Non, mais peux-tu prévenir Hazelle ? Lui demander de nous retrouver chez moi ?
— J'y vais, dit Leevy en tournant les talons.
— Leevy ! Précise-lui bien de venir sans les petits.
— Ne t'inquiète pas, je resterai pour les garder.
— Merci, dis-je. Je ramasse le blouson de Gale et me dépêche de rattraper les autres. — Mets un peu de neige là-dessus, me lance Haymitch par-dessus son épaule. Je rafle une poignée de neige et la colle contre ma joue. La douleur s'atténue un peu. Je pleure abondamment de l'œil gauche à présent et, dans le soir qui tombe, c'est tout juste si je parviens à distinguer les bottes de ceux qui me précèdent. Pendant le trajet, Bristel et Thom, les deux collègues de Gale, nous racontent comment les choses se sont passées. Il s'est rendu chez Cray comme il l'a fait des centaines de fois, certain d'obtenir un bon prix pour son dindon sauvage. Mais l'homme qui lui a ouvert était le nouveau chef des Pacificateurs, un certain Romulus Thread. Nul ne sait ce qu'il est advenu de Cray. Ce matin encore il s'achetait de l'alcool blanc à la Plaque, apparemment toujours en poste, mais désormais il semble introuvable. Thread a Immédiatement mis Gale en état d'arrestation, et bien sûr, avec son dindon mort à la main, Gale n'a rien pu dire pour sa défense. La nouvelle a vite fait le tour du district. Trainé sur la Grand-Place, il a été contraint d'avouer son crime et condamné à être fouetté séance tenante. Le temps que j'arrive, il avait déjà reçu quarante coups de fouet. Il a perdu connaissance autour du trentième.
Une chance qu'il n'ait eu que ce dindon sur lui remarque Bristel. S'il s'était pointé avec sa récolte habituelle, son compte était bon.
Il a raconté à Thread qu'il l'avait trouvé dans la Veine. Que la bête avait sauté par—dessus le grillage, et qu'il l'avait transpercée avec son bâton. Ça reste un crime. Mais s'ils avaient su qu'il rôdait dans les bois avec des armes, à tous les coups, ils l'auraient tué sur place, renchérit Thom.
— Et Darius ? demande Peeta.
— Au bout d'une vingtaine de coups de fouet, il a voulu intervenir, en disant que ça suffisait. Seulement, il ne l'a pas fait d'une manière maligne et officielle, comme Purnia. Il a retenu le bras de Thread, et Thread l'a cogné avec le manche de son fouet. Il va avoir de gros ennuis, prédit Bristel.
— Comme nous tous, grommelle Haymitch. Il commence à neiger à gros flocons, et la visibilité se dégrade encore. Je suis les autres en trébuchant dans l'allée qui mène jusque chez moi ; je me guide à l'oreille. La porte s'ouvre, et un rectangle de lumière dorée se découpe sur la neige. Ma mère, qui devait m'attendre — je me suis absentée toute la journée sans prévenir embrasse la scène d'un seul regard.
— Un nouveau chef des Pacificateurs..., dit Haymitch. Elle hoche la tête, comme si c'était en soi une explication suffisante.
Émerveillée, comme toujours, je regarde cette femme qui m'appelle à grands cris pour tuer une araignée se transformer sous mes yeux en une personne insensible à la peur. Il en est ainsi chaque fois qu'on lui amène un malade ou un mourant... Je me dis que c'est dans ces moments la que ma mère donne la pleine mesure de son courage. On dégage promptement la table de la cuisine, on étale une nappe propre par—dessus et on y allonge Gale. Ma mère Verse de l'eau bouillante dans une bassine en ordonnant à l'uni d'aller lui chercher différentes choses dans son armoire à pharmacie : des herbes séchées, des teintures, des rinçons hermétiques. Je regarde ses mains aux longs doigts effilés émietter ceci, verser quelques gouttes de cela, au— dessus de la bassine. Tout en trempant un linge dans le liquide fumant, elle donne des instructions à Prim pour en préparer un deuxième. Ma mère jette un coup d'œil dans ma direction. — L'œil n'est pas touché ? — Non, juste enflé. — Remets de la neige dessus, me commande-t-elle. Il est clair que je ne suis pas une priorité.
— Tu vas pouvoir le sauver ? Sans répondre, elle essore son linge et le tient en l'air un moment pour le laisser refroidir un peu.
— Ne t'inquiète pas, intervient Haymitch. Quand les flagellations étaient fréquentes, avant la nomination de Cray, c’est toujours elle qui soignait les pauvres gars.
Je ne me souviens pas d'une époque antérieure à Cray, une époque où le chef des Pacificateurs avait largement recours au fouet. Ma mère devait avoir à peu près mon âge, et travailler dans l'officine de ses parents. Elle avait donc déjà des mains de guérisseuse. Doucement, très doucement, elle entreprend de nettoyer dos à vif de Gale. Je me sens inutile, au bord de la nausée. La neige qui goutte encore de mon gant forme une petite flaque par terre. Peeta m'oblige à m'asseoir et m'applique contre la joue une serviette remplie de neige fraiche.
Haymitch renvoie Bristel et Thom chez eux. Je le vois leur glisser quelques pièces. — On ne sait pas ce que va devenir votre équipe, leur explique-t-il.
Ils acceptent l'argent avec un hochement de tête. Hazelle arrive, rouge et essoufflée, des flocons de neige dans les cheveux. Sans un mot, elle prend place sur un tabouret près de la table, attrape la main de Gale et la presse contre ses lèvres. Ma mère ne la voit même pas. Elle s'est retirée dans cette zone inaccessible où n'existent plus que son patient et elle, et parfois Prim. Les autres ne comptent plus. Même avec ses mains expertes, il lui faut longtemps pour nettoyer les plaies, replacer les lambeaux de peau qu'il est possible de sauver, appliquer un onguent et un bandage léger. À mesure qu'elle essuie le sang, on peut distinguer la moindre trace de coup de fouet ; chacune résonne dans mon crâne comme l'entaille qui me barre le visage, je multiplie ma propre douleur par deux, par trois, par quatre, et j'espère que Gale va rester inconscient. Bien sûr, c'est trop demander. Alors qu'on termine son bandage, il lâche un gémissement. Hazelle lui caresse les cheveux et lui glisse quelques mots à l'oreille, tandis que Prim et ma mère fouillent dans leur maigre réserve d'antidouleurs. En règle générale, ces médicaments ne sont accessibles qu'aux médecins. Difficiles à trouver, ils coûtent une fortune et sont toujours très demandés. Ma mère garde les plus efficaces pour les pires douleurs, mais quelle est la pire douleur ? À mes yeux, c'est toujours celle à laquelle j'assiste. Si cela dépendait de moi, ces antidouleurs fondraient en une journée, tant je suis incapable de voir souffrir quelqu'un, Ma mère essaie de les réserver aux mourants, afin de faciliter leur départ. Voyant Gale en train de reprendre connaissance, elle décide de lui faire boire une décoction d'herbes.
— Ça ne suffira pas, dis-je. (Tout le monde me regarde.) ca ne suffira pas, je sais ce que ça fait. Ta tisane ne calmerait même pas une migraine. — Je rajouterai un peu de sirop de sommeil, Katniss, et ca ira. Les herbes sont surtout destinées à réduire l'inflammation..., commence ma mère avec calme. — Donne-lui ces foutus antidouleurs ! Donne-les-lui Qui es-tu, de toute façon, pour décider de la douleur qu'il peut supporter ? Gale s'agite au son de ma voix, tente de lever le bras vers moi, du sang frais vient rougir ses bandages, et un nouveau gémissement s'échappe de ses lèvres.
— Faites-la sortir, ordonne ma mère. Haymitch et Peeta me portent littéralement hors de la pièce pendant que je braille des obscénités. Ils me couchent dans l'une de nos chambres d'amis et me maintiennent jusqu’a ce que je cesse de lutter. Je reste allongée dans le lit, à sangloter, avec de grosses larmes qui tentent de couler de mon œil poché, et j'entends Peeta raconter à voix basse le soulèvement dans le district Huit.
— Elle voudrait qu'on s'enfuie tous ensemble, conclut-il. Quoi qu'en pense Haymitch, il garde son opinion pour lui.
Au bout d'un moment, ma mère nous rejoint pour soigner mon visage. Puis elle me tient la main, me caresse le bras pendant qu'Haymitch lui apprend ce qui est arrivé à Gale
— Alors, ça recommence, dit-elle. Comme avant? — On dirait bien, répond-il. Qui aurait cru qu'un jour on regretterait le vieux Cray? Cray n'aurait pas été populaire de toute manière, à cause de son uniforme, mais c'est surtout cette habitude qu'il avait d'attirer dans son lit de jeunes femmes affamées et prêtes à tout qui faisait de lui un objet de révulsion. Quand les temps devenaient trop durs, les plus désespérées venaient frapper à sa porte, lui vendre leurs corps pour gagner quelques pièces afin de nourrir leurs familles. Si j'avais été plus âgée à la mort de mon père, j'aurais pu être l'une d'entre elles. A la place, j'ai appris à chasser. J'ignore à quoi fait allusion ma mère en parlant de choses qui recommencent, mais je suis trop en colère et j'ai trop mal pour lui poser la question. L'idée que des temps plus difficiles encore nous attendent s'est imprimée en moi, cependant. Quand la sonnette d'entrée retentit, je me redresse dans mon lit. Qui peut venir nous voir à cette heure de la nuit ? Il n'y a qu'une seule réponse possible. Des Pacificateurs.
— Pas question qu'ils l'emmènent, dis-je.
— C'est Peut-être toi qu'ils veulent, me rappelle Haymitch.
— Ou vous.
— Ils seraient venus chez moi, fait-il remarquer. Je vais ouvrir.
— Non, je m'en charge, déclare tranquillement ma mère. Pour finir, nous la suivons tous dans le couloir pendant que la sonnette carillonne avec insistance. Sur le perron, ce n'est pas une escouade de Pacificateurs que nous découvrons, mais une silhouette solitaire couverte de neige. Madge. Elle me tend une petite boîte en carton détrempé. — Pour ton ami, m'explique-t-elle. (Je soulève le couvercle de la boîte. Celle-ci renferme une demi-douzaine de flacons d'un liquide transparent.) Ils sont à ma mère. C'est elle qui me les a donnés. Prends-les, je t'en prie.
Avant que nous puissions prononcer un mot, elle repart en courant dans la tempête.
— La folle, murmure Haymitch alors que nous regagnons la cuisine. J'ignore ce que ma mère a fini par administrer à Gale, mais j'avais raison, c'est insuffisant. Je le vois serrer les dents, la peau brillante de sueur. Ma mère remplit une seringue et lui injecte le contenu d'un des flacons dans le bras. Son visage se détend presque aussitôt.
— Qu'est-ce que c'est que ce truc ? demande Peeta.
— Ça vient du Capitole, répond ma mère. Un dérivé de morphine.
— Je ne savais même pas que Madge connaissait Gale.
— On est souvent passés lui vendre des fraises, Dis-je d'un ton cinglant. Pourquoi suis-je en colère ? Ce n'est tout de même pas pour ce médicament qu'elle a apporté ?
— Elle devait beaucoup les aimer, déclare Haymitch. Voilà ce qui me chiffonne. L'idée qu'il puisse exister quelque chose entre Gale et Madge. Je déteste ça. — C'est une amie, Dis-je finalement. Voyant Gale s'endormir sous l'effet de la morphine, tout le inonde pousse un soupir de soulagement. Prim nous fait avaler un peu de pain et de ragoût. On propose une chambre à Hazelle, mais elle doit rentrer chez elle s'occuper des petits. Haymitch et Peeta veulent rester. Ma mère les renvoie chez eux également. Sachant que je n'en ferai qu'à ma tête de toute façon, elle me laisse auprès de Gale tandis que Prim et elle partent se coucher. Seule dans la cuisine, je m'assois sur le tabouret d'Hazelle en tenant la main de Gale. Au bout d'un moment, mes doigts se portent à son visage. J'effleure des parties de lui que je n'avais encore jamais eu aucune raison de toucher. Ses sourcils épais, la courbe de sa joue, l'arête de son nez, le creux de sa nuque. Je caresse le duvet sur son menton, et j'en arrive enfin à ses lèvres. Douces, pleines, charnues. Son souffle réchauffe ma peau glacée. A-t-on toujours l'air plus jeune quand on est endormi ? En cet instant, je vois le garçon que j'ai rencontré dans les bois des années plus tôt, celui qui m'a accusée de relever ses collets. Quelle paire on faisait à l'époque deux orphelins de père, terrifiés mais farouchement résolus à nourrir leurs familles. Désespérés, mais plus jamais seuls après ce jour-là, car nous nous étions trouvés. Je repense à mille moments passés ensemble : nos après—midi de pêche, le jour où je lui ai enseigné à nager, la fois où je me suis foulé le genou et où il a dû me porter jusqu'à la maison. Toujours à nous entraider, à veiller l'un sur l'autre, à nous donner du courage. Pour la première fois, j'inverse nos positions dans ma tête. Je m'imagine voyant Gale se porter volontaire pour Rory lors de la Moisson, partir loin de moi, devenir l'amoureux d'une parfaite inconnue afin de rester en vie, puis revenir chez nous avec elle. Vivre à ses côtés. Et promettre de l'épouser. La haine que je ressens pour lui, pour cette fille imaginaire, pour tout, est si réelle, si immédiate, que j'en ai la gorge nouée. Gale est à moi. Je suis à lui. Toute autre issue est impensable. Pourquoi a-t-il fallu qu'il manque mourir sous les coups de fouet pour que je m'en rende compte ? À cause de mon égoïsme. De ma lâcheté. Parce que je suis le genre de fille qui préfère s'enfuir au lieu d'agir, en abandonnant derrière elle tous ceux qui ne peuvent pas suivre. Voilà la fille que Gale a vue dans la forêt ce matin. Pas étonnant que j'aie remporté les Jeux. Ce sont toujours les gens les moins recommandables qui en sortent vainqueurs. « Tu as quand même sauvé Peeta », me Dis-je faiblement. Mais mes motivations ne me paraissent plus aussi nobles à présent. Je savais parfaitement que je ne pourrais plus jamais me montrer au district Douze si je l'avais laissé mourir. Je pose la tête sur le coin de la table, remplie de dégoût pour moi—même. Je regrette de ne pas être morte dans l'arène. Je regrette que Seneca Crâne ne m'ait pas réduite en poussière comme le président Snow l'aurait voulu, quand j'ai sorti ces baies.
Les baies. Tout se ramène à cette poignée de fruits vénéneux. Si je les ai sorties en sachant que je ne pourrais pas rentrer sans Peeta, je suis une personne méprisable. Si je l’ai fait par amour, je reste quelqu'un d'égoïste mais ça peut encore s'excuser. En revanche, si j'ai agi dans l'intention de défier le Capitole, je deviens quelqu'un d'estimable. L’ennui, c'est que j'ignore ce que j'avais dans la tête à ce moment-là. La population des districts aurait-elle raison ? Était-ce un acte de rébellion, même inconscient ? Tout au fond de moi, Je sais qu'il ne suffît pas de nous sauver, moi, ma famille et mes amis, en prenant la fuite. Quand bien même je le pourrais. Ça n'arrangerait rien. Ça n'empêcherait pas d’autres gens de subir ce que Gale a enduré aujourd'hui.
La vie dans le district Douze n'est pas si différente de celle dans l'arène. À un certain moment, il faut cesser de fuir, faire face et affronter ceux qui cherchent à vous tuer, le plus difficile, c'est de trouver le courage nécessaire. Enfin, pas pour Gale, c'est un rebelle de naissance. Moi, je suis plutôt du genre à échafauder des plans d'évasion. — Je regrette, dis-je.
Je me penche et l'embrasse sur les lèvres. Ses paupières frémissent, et il me regarde à travers un brouillard d'opiacées.
— Hé, Catnip.
— Hé, Gale, dis-je.
— Je croyais que tu serais déjà loin d'ici. Mon choix est simple. Je peux mourir comme un gibier dans les bois. Ou je peux mourir ici, au côté de Gale.
— Je ne pars plus. Je vais rester ici et semer le plus de pagaille possible.
— Moi aussi, dit Gale.
Il esquisse un sourire, puis replonge dans le sommeil.
9
On me secoue par l'épaule. Je me redresse. Je m'étais endormie face contre la table. La nappe blanche a imprimé des marques sur ma joue indemne. L’autre, celle qui a reçu le coup de fouet, palpite douloureusement. Gale est insensible au reste du monde, mais ses doigts sont verrouillés autour des miens. Une odeur de pain frais me fait tourner ma nuque raide, et je découvre Peeta en train de m'observer avec tristesse. J'ai l'impression qu'il est là depuis un moment…
— Va te coucher, Katniss, dit-il. Je vais prendre le relais. — Peeta, à propos de ce que j'ai dit hier, en parlant de nous enfuir...
— Je sais, m'interrompt-il. Il n'y a rien à expliquer. Je vois les pains sur le plateau dans la lumière pâle, neigeuse, du petit matin. Les cernes bleus sous ses yeux. Je me demande s'il a dormi. Sûrement pas longtemps. Je repense à la manière dont il a accepté de me suivre, hier, et je revois se dresser à côté de moi afin de protéger Gale, il à lier son sort au mien, sans réserve, alors que je lui donner si peu en retour. De quelque manière que j'agisse, je fais toujours souffrir quelqu'un. — Peeta...
—Va juste te coucher, d'accord ? Je grimpe l'escalier à tâtons, rampe sous les couvertures et m'endors comme une souche. À un moment, Clove, la fille du district Deux, s'insinue dans mes rêves. Elle me pourchasse, me cloue au sol et sort un couteau pour m'entailler le visage. La lame s'enfonce dans ma joue, ouvrant une balafre profonde. Puis Clove commence à se transformer ; son visage s'allonge en museau, un pelage noir pousse subitement sur son corps, et ses ongles deviennent de longues griffes. Seuls ses yeux demeurent inchangés. Elle devient une mutation génétique semblable à ces loups du Capitole qui nous avaient terrorisés au cours de notre dernière nuit dans l'arène. Rejetant la tête en arrière, elle pousse un hurlement lugubre, interminable, repris par ses congénères à proximité. Clove entreprend de laper le sang qui s'écoule de ma blessure. Chaque coup de langue fait courir une nouvelle onde de douleur à travers ma joue. Avec un petit cri étranglé, je me réveille en sursaut, tremblante et couverte de sueur. Prenant ma joue en coupe au creux de ma main, je me souviens que ce n'est pas Clove mais Thread qui m'a blessée. Je voudrais bien que Peeta' soit là pour me prendre dans ses bras. Et puis, je me rappelle que je n'ai plus le droit de souhaiter ça. J'ai choisi Gale, et la rébellion. Mon avenir avec Peeta était le vœu du Capitole, pas le mien. L'enflure a Quelque peu diminué autour de mon œil ; je réussis à l'entrouvrir. En repoussant les rideaux, je constate que la tempête a forci et tourné au blizzard. On ne voit plus que du blanc, et le rugissement du vent évoque étrangement les hurlements des mutations génétiques. Je me réjouis de ce blizzard, avec ses vents féroces et ses congères mouvantes. Il suffira Peut-être à tenir les vrais loups, à savoir les Pacificateurs, loin de chez moi. J'aurai Peut-être quelques jours pour réfléchir. Élaborer un plan. Avec Gale, Peeta et Haymitch juste à côté. Ce blizzard est line bénédiction. Avant de descendre affronter ma nouvelle vie, cependant, Je prends une minute pour en mesurer les conséquences. La veille encore, je me préparais à m'enfoncer dans les terres sauvages en compagnie de ceux que j'aime, en plein hiver, sans doute avec le Capitole aux trousses. Une aventure incertaine, pour le moins. Mais à présent je m'engage dans une voie encore plus dangereuse. Combattre le Capitole m'expose à des représailles. Je cours le risque d'être arrêtée à tout moment. Il me faut l'accepter. Un groupe de Pacificateurs viendra frapper à ma porte, comme Madge la nuit dernière, pour m'emmener. Je serai Peut-être torturée. Mutilée. À moins qu'on se contente de me tirer une balle dans la tête sur la Grand-Place, si j'ai de la chance. Le Capitole n'est pas en peine d'inventer de nouveaux moyens créatifs pour éliminer ses opposants. Ces pensées me terrifient, mais regardons les choses en face: elles trottaient dans un coin de ma tête depuis un moment déjà. J'ai dû participer aux Jeux. Le président lui-même m'a menacée, J'ai reçu un coup de fouet en travers du visage. Je suis déjà une cible. Et maintenant, le plus difficile : je dois accepter l'idée que ma famille et mes amis puissent partager le même sort, Prim. Il me suffit de penser à elle pour sentir ma résolution faiblir. Mon rôle consiste à la protéger. Je me couvre le visage avec les draps. Ma respiration est si rapide que je ne larde pas à manquer d'air. Je ne peux pas laisser le Capitole faire du mal à Prim. Et puis, je réalise que le mal est fait. On a tué son père dans ces foutues mines. On l'a regardée mourir de faim. On a tiré son nom pour les Jeux, on l'a forcée à regarder sa sœur se battre à mort dans l'arène. Elle a bien plus souffert que moi au même âge. Et cela n'est rien en comparaison de la vie qu'a connue Rue. Je repousse les couvertures et je respire à grands traits l'air glacial qui s'infiltre entre les carreaux. Prim... Rue... n'est-ce pas pour elles que je dois essayer de me battre ? Parce que ce qu'elles ont subi est si grave, si injustifiable, si mal, que ça ne me laisse pas le choix ? Parce que personne ne devrait être traité comme elles l'ont été ?
Oui. Voilà ce que je devrai me rappeler quand la peur menacera de me submerger. Ce que je suis sur le point de faire, ce que nous serons Peut-être forcés d'endurer, c'est pour elles. Il est trop tard pour aider Rue, mais Peut-être pas pour défendre ses cinq frères et sœurs qui me regardaient sur la Grand-Place dans le district Onze. Il n'est Peut-être pas trop tard pour Rory, pour Vick ou pour Posy. Pas trop tard pour Prim. Gale a raison. Si les gens ont assez de courage, nous tenons Peut-être une occasion unique. Il a raison aussi en affirmant que, puisque c'est moi qui ai tout déclenché, je pourrais faire beaucoup. Même si j'ignore totalement par où commencer. Mais renoncer à prendre la fuite est déjà un premier pas crucial. Sous ma douche ce matin-là, au lieu de dresser la liste du matériel et des provisions dont j'aurais eu besoin pour survivre dans la nature, je réfléchis à ce soulèvement dans le district Huit. Ils étaient si nombreux à se dresser ainsi contre le Capitole. Était-ce un acte prémédité, ou l'expression spontanée de tant d'années de haine et de ressenti ment ? Et comment utiliser ça ? Les habitants du district Douze sont-ils prêts à rejoindre le mouvement, ou bien se contenteront-ils de verrouiller leurs portes ? La Grand-Place s'est vidée bien vite, hier soir, après le châtiment de Gale, (Certainement parce que les gens se sentaient impuissants... Nous avons besoin de quelqu'un pour nous guider, nous donner foi en ce que nous faisons. Je ne crois pas être la bonne personne pour cela. J'ai Peut-être été un catalyseur pour déclencher la rébellion, mais il nous faut un leader déterminé, alors que je suis une convertie de fraîche date. (Quelqu'un qui montre un courage inébranlable, et non une velléitaire comme moi. Quelqu'un sachant trouver facilement les mots qui font mouche, alors que je suis si mal à l’aise en public). Les mots... Quand je pense aux mots, je songe aussitôt à Peeta. À la manière dont le public adhère à tout ce qu'il peut raconter. Je parie qu'il saurait enflammer les foules, s’il me voulait. Il trouverait quoi dire. Mais je suis sûre que l’idée ne l'a même pas effleuré. Dans la cuisine, je retrouve ma mère et Prim en train de soigner Gale. À voir l'expression de son visage, l'effet du médicament doit commencer à s'estomper. Tout en me préparant à une nouvelle dispute, je m'efforce de conserver une voix calme.
— Tu ne pourrais pas lui faire une autre piqûre ?
— Je le ferai si c'est nécessaire. Mais il vaut mieux essayer d'abord la pâte de neige, m'explique ma mère.
EIle a ôté le bandage de Gale. Pour un peu, on verrait presque une onde de chaleur au-dessus de son dos. Elle pose un linge propre sur sa chair à vif et hoche la tête à l’intention de Prim. Ma sœur s'approche, en touillant ce qui ressemble à un grand saladier de neige fraîche. Sauf que le contenu a une couleur vert clair et dégage une odeur douceâtre. De la pâte de neige. Elle l'étalé en douceur sur le linge. J'ai l'impression d'entendre le corps de Gale grésiller au contact de la mixture. Il ouvre les yeux, l'air surpris, puis lâche un soupir de soulagement. Une chance que nous ayons de la neige, fait remarquer ma mère. Je songe à ceux qui devaient se remettre d'une flagellation en plein été, sous une chaleur accablante, avec l'eau tiède qui coulait du robinet.
— Comment faisais-tu pendant la saison chaude ? dis-je.
Ma mère grimace.
— J'essayais d'éloigner les mouches. L'idée me soulève le cœur. Elle trempe un mouchoir dans la pâte de neige et me le tend pour ma joue. La douleur s'atténue aussitôt. Grâce à la fraîcheur de la neige, sans doute, mais aussi en raison des essences végétales que ma mère a rajoutées dans la préparation.
— Oh. C'est merveilleux. Pourquoi ne pas lui avoir appliqué ça hier soir ?
— Parce qu'il fallait attendre que la plaie se consolide, répond-elle. J'ignore ce qu'elle entend par là, mais tant qu'il soulage, je ne vais pas remettre en cause son traitement. Ma mère sait ce qu'elle fait. J'éprouve une pointe de remords en repensant à hier, à toutes ces horreurs que je lui ai hurlées tandis que Peeta et Haymitch m'entraînaient hors de la cuisine.
— Je suis désolée, tu sais. De t'avoir crié dessus hier soir.
— J'ai entendu pire. C'est souvent comme ça, quand on voit souffrir une personne qu'on aime. « Une personne qu'on aime. » Ces mots m'engourdissent la langue aussi sûrement que si j'avais léché de la pâte de neige. Bien sûr que j'aime Gale. Mais qu'entend-elle par la exactement ? Est-ce que j'aime vraiment Gale ? Je n'en sain rien. Je l'ai embrassé hier soir, sous le coup de l'émotion. Mais je ne suis même pas sûre qu'il s'en soit aperçu. J'espère que non. Si c'est le cas, la situation va devenir encore plus compliquée, et ce n'est vraiment pas le moment. Pas alors que j'ai une rébellion à déclencher. Je secoue la tête pour n’éclaircir les idées.
— Où est Peeta ?
— Il est rentré chez lui quand tu commençais à te réveiller. Ça l'ennuyait de savoir sa maison vide en pleine tempête.
— J'espère qu'il est bien arrivé. Dans le blizzard, il suffit parfois de quelques mètres pour ne perdre et disparaître sans laisser de traces.
— Pourquoi ne pas l'appeler pour le lui demander ? Je passe dans le bureau, une pièce que j'ai tendance à éviter depuis mon entretien avec le président Snow, et je compose le numéro de Peeta. Il décroche au bout de quelques sonneries. .
— C'est moi. Je voulais juste m'assurer que tu étais rentré sans problème, dis-je.
— Katniss, j'habite à trois maisons de chez toi.
— je sais, mais avec le temps qu'il fait, tout ça...
— Eh bien, ça va. Merci de t'inquiéter. (S'ensuit un long silence.) Comment va Gale ?
— Bien. Ma mère et Prim l'enduisent de pâte de neige, maintenant.
— Et ton visage ?
— J'en mets, moi aussi. As-tu vu Haymitch aujourd’hui ?
— Je suis passé le voir. Il était ivre mort. J'ai remis du bois dans sa cheminée et je lui ai laissé du pain frais. — Je voulais vous parler, à tous les deux. Je n'ose pas en dire plus, sachant que mon téléphone est certainement sur écoute.
— Il faut attendre que la tempête se calme, j'imagine, dit-il. Il ne se passera pas grand—chose d'ici là, de toute manière.
— Non, pas grand—chose. Le blizzard tombe au bout de deux jours, nous laissant des congères plus hautes que moi. Il faut compter un jour de plus pour dégager le chemin entre le Village des vainqueurs et la Grand-Place. Pendant ce temps, j'aide à soigner Gale, j'applique de la pâte de neige sur mon visage et je m'efforce de me souvenir des moindres détails du soulèvement dans le district Huit, au cas où ils nous seraient utiles. Ma joue désenfle un peu. Il ne me reste bientôt plus qu'une marque douloureuse en voie de cicatrisation ainsi qu'un méchant œil au beurre noir. J'appelle Peeta à la première occasion pour lui proposer une balade en ville. Nous obligeons Haymitch à se lever et le traînons avec nous. Il maugrée, mais plutôt moins que d'habitude. Il sait comme nous que nous avons à discuter de la tournure prise par les événements, et qu'il serait trop dangereux de le faire chez nous. D'ailleurs, nous attendons que le Village des vainqueurs ait disparu derrière nous pour desserrer les dents. J'en profite pour examiner les murs de neige qui montent jusqu'à trois mètres de part et d'autre du chemin, en me demandant s'ils ne risquent pas de s'écrouler.
Haymitch finit par briser le silence.
— Alors, toujours décidée à nous entraîner avec toi dans le vaste monde ? me demande-t-il.
— Non. Plus maintenant.
— Tu as finalement ouvert les yeux sur les failles de ton plan génial, hein, chérie ? Excellent. Et maintenant ?
— J'ai l'intention de déclencher un soulèvement. Haymitch éclate de rire. Oh, sans méchanceté ; il ne me prend pas au sérieux, c'est tout.
— Moi, j'ai l'intention de me soûler. Mais tenez-moi .au courant quand même, dit-il.
— Vous avez un meilleur plan, Peut-être ? je lui demande, furieuse.
— Bien sûr ! Je compte m'assurer que tout soit parfait pour votre mariage. J'ai appelé pour décaler la séance photos, sans trop rentrer dans les détails.
— Vous n'avez même pas le téléphone, dis-je.
— Effie l'a fait réparer. Tu sais qu'elle m'a proposé de te conduire à l'autel ? J'ai répondu que j'étais prêt à tout pour me débarrasser de toi.
— Haymitch...
— Katniss, rétorque-t-il en imitant ma voix geignarde. ca ne marchera pas. Nous nous taisons en voyant approché un groupe d'hommes chargés de pelles, en route vers le Village des vainqueurs. Peut-être viennent-ils s'occuper des congères. Le temps qu'ils soient de nouveau hors de portée de voix, nous arrivons sur la Grand-Place. Et soudain, tout s'arrête. « Il ne se passera pas grand—chose pendant le blizzard. » C'est ce que Peeta et moi pensions tous les deux. Nous nous sommes bien trompés ! La Grand-Place est méconnaissable. Une immense bannière portant le sceau de Panem flotte au-dessus de l'hôtel de justice. Des Pacificateurs, dans un uniforme d'un blanc immaculé, vont et viennent sur l’esplanade balayée avec soin. D'autres sont postés le long des trottoirs, armés de mitrailleuses. Le pire, ce sont les nouvelles constructions — un poteau de flagellation, une rangée de cellules et une potence — dressées au beau milieu de la Grand-Place. — Thread n'a pas perdu son temps, siffle Haymitch. À plusieurs rues de distance, j'aperçois les flammes d'un incendie. Nous n'avons pas besoin de nous consulter. Il ne peut s'agir que de la Plaque qui part en fumée. Je pense à Sae Boui-boui, à Ripper, à tous les amis qui gagnent leur pain là—bas.
— Haymitch, vous ne pensez pas qu'il y avait encore des gens à l'intérieur quand... ?
Je suis incapable de finir ma phrase.
— Non, ils sont tout trop malin pour ça. Tu le serais, toi aussi, si tu avais vécu aussi longtemps, répond-il. Bon, je crois que je ferais mieux d'aller voir si le pharmacien peut me céder quelques bouteilles d'alcool à 90°. Il s'éloigne à travers la Grand-Place. Je me tourne vers Peeta.
— Pourquoi veut-il... ? (Et puis, la réponse m'apparaît évidente.) On ne peut pas le laisser boire ça. Il va se tuer, ou devenir aveugle. J'ai une petite réserve d'alcool blanc chez moi.
— Moi aussi. Ça suffira Peut-être, en attendant que Ripper trouve un moyen de rouvrir, dit Peeta. Je dois passer voir mes parents.
— Et moi, Hazelle. Je me fais du souci. Je pensais qu'elle serait revenue chez, nous à l'instant où la neige aurait cessé de tomber. Mais elle n'a pas donné signe de vie.
— Je t'accompagne. Je ferai un crochet par la boulangerie en rentrant chez moi.
— Merci. J'ai soudain très peur de ce que je risque de trouver. Les rues sont pratiquement désertes, ce qui n'aurait rien d'inhabituel à cette heure de la journée si les gens se trouvaient à la mine et les enfants à l'école. Mais ce n'est pas le cas. Je surprends des visages sous les porches, derrière les volets entrebâillés. « Un soulèvement ! Me dis-je. Non mais, quelle idiote ! » Ce plan présente un défaut que ni Gale ni moi n'avons su voir. Un soulèvement nécessite d'enfreindre la loi, de défier les autorités. Nous faisons ça depuis toujours, et nos parents également. Le braconnage, le marché noir, les propos séditieux dans la forêt. Mais la plupart des habitants du district Douze n'oseraient même pas se rendre à la Plaque pour y acheter quoi que ce soit. Et j'espère les réunir sur la Grand-Place, armés de briques et de torches ? Rien qu'à nous voir Peeta et moi, les gens écartent leurs enfants des fenêtres et ferment les rideaux. Nous trouvons Hazelle chez elle, au chevet de Posy qui est irès malade. Je reconnais les taches de la rougeole.
Je ne pouvais pas la laisser seule, nous explique-t-elle. Je savais que Gale était dans de bonnes mains. — Bien sûr, dis-je. Il va beaucoup mieux. D'après ma mère, il pourra retourner travailler dans une quinzaine de jours.
— Si la mine rouvre d'ici là, dit Hazelle. Elle est fermée jusqu’'à nouvel ordre.
Je jette un coup d'œil anxieux à sa baignoire vide.
— Vous avez fermé, vous aussi ? Dis-je.
— Pas officiellement, répond Hazelle. Mais on n'ose plus faire appel à mes services. Peut-être à cause de la tempête, suggère Peeta.
Non, Rory a fait une rapide tournée ce matin. Personne n'avait rien à laver.
Rory prend sa mère dans ses bras.
— On va s'en sortir. Je tire de ma poche une poignée de pièces, que je dépose sur la table.
— Ma mère vous enverra quelque chose pour Posy.
Une fois dehors, je me tourne vers Peeta,
—Rentre tout seul. Je voudrais passer devant la Plaque.
— Je viens avec toi, dit-il.
— Non. Je t'ai attiré suffisamment d'ennuis.
— Et m'épargner une balade à proximité de la Plaque... tu crois que ça peut tout arranger ? Il sourit et me prend par la main. Nous empruntons ensemble les rues tortueuses de la Veine jusqu'à parvenir devant le bâtiment en flammes. Ils n'ont même pas pris la peine de l'entourer d'un cordon de Pacificateurs. Ils savent que personne ne tentera rien pour le sauver. La chaleur de l'incendie fait fondre la neige environnante. Un filet d'eau noire coule sur nos chaussures.
— C'est toute cette poussière de charbon, qui est là depuis des lustres, dis-je. (Il y en avait dans chaque fissure, dans chaque recoin. Jusque dans les lattes du plancher. Etonnant que l'endroit n'ait pas pris feu plus tôt.) Je veux m'assurer que Sae Boui-boui s'en sort. Pas aujourd'hui, Katniss. Je ne crois pas que ce serait lui rendre service que de passer la voir. Nous retournons sur la Grand-Place. J'achète quelque gâteaux au père de Peeta tout en échangeant des banalités à propos du temps qu'il fait. Aucun de nous ne mentionna les horribles instruments de torture à quelques mètres de sa porte. La dernière chose qui me frappe au moment de quitter la place, c'est que je ne reconnais aucun des Pacificateurs. Au fil des jours, la situation ne cesse de se dégrader. La mine reste fermée deux semaines, au bout desquelles la moitié du district Douze crève de faim. Le nombre de gamins qui viennent prendre des tesserae explose, mais souvent, ils ne reçoivent même pas leur blé. La pénurie de nourriture commence à se faire sentir, et même ceux qui ont de l'argent reviennent des magasins les mains vides. Quand la mine rouvre, les salaires sont réduits, les heures rallongées, les mineurs envoyés dans les galeries les plus dangereuses. Les provisions promises pour le jour des Cadeaux, attendues avec impatience, arrivent gâtées et Infestées par la vermine. Les installations de la Grand-Place fonctionnent sans répit. Les arrestations et les condamnations se multiplient, pour des actes si mineurs que tout le monde avait oublié qu'ils étaient des délits. Gale rentre chez lui, sans qu'il soit plus question de rébellion entre nous. Mais je ne peux m'empêcher de penser que tout ce qu'il voit ne fait que renforcer sa résolution de se battre. Le travail à la mine, les châtiments en place publique, les visages affamés de sa famille. Rory a pris des tesserae, ce qui révolte Gale, mais c'est insuffisant, à cause de la pénurie et de l'augmentation croissante du prix de la nourriture. Le seul point positif, c'est que j'ai convaincu Haymitch d’engager Hazelle comme femme de ménage. Elle gagne ainsi un peu d'argent, tandis que les conditions de vie d’ Haymitch connaissent une amélioration spectaculaire. Ça fait drôle, quand je passe le voir, de trouver la maison fraiche et propre, avec un bon plat qui mijote sur le poêle. C’est à peine s'il en a conscience, cependant, car il mène pour sa part une tout autre bataille. Bien que Peeta et moi ayons tenté de rationner l'alcool blanc que nous avions de COTE, il n'en reste presque plus, et la dernière fois que j'ai appercu Ripper, elle était en cellule. J’ai l’impression d'être une paria quand je sors dans la rue On évite désormais de m'adresser la parole en public. Par contre, nous ne manquons pas de visiteurs à la maison, Un flot continu de malades et de blessés défile dans notre cuisine. Ma mère a cessé depuis longtemps de réclamer quoi que ce soit pour ses services. Hélas, sa réserve de médicaments s'épuise et elle n'aura bientôt plus que de la neige à donner à ses patients. La forêt, bien sûr, est interdite. Totalement, sans l'ombre d'une discussion. Même Gale l'a compris. Pourtant, un matin, je décide de m'y rendre. Ce n'est pas la maison remplie de malades et de mourants, les dos en sang, les enfants décharnés, les bruits de bottes ni la misère omniprésente qui me poussent sous le grillage. C'est l'arrivée d'un carton entier de robes de mariée, un soir, avec une note d'Effie m'annonçant que le président Snow lui-même les a approuvées. Le mariage. A-t-il vraiment l'intention de poursuivre cette mascarade jusqu'au bout ? Que croit—il prouver ? Est-ce au seul profit des habitants du Capitole ? Il leur a promis un mariage, ils auront un mariage. Et ensuite, une double exécution ? En guise de leçon pour les districts ? Je ne sais pas. Je n'y comprends rien. Je me tourne et me retourne dans mon lit et, pour finir, je n'y tiens plus. Il faut que je m'échappe d'ici. Au moins quelques heures. J'extirpe de mon placard l'équipement d'hiver que Cinna m'avait préparé pour sortir me détendre pendant ma Tournée de la victoire. Des bottes imperméables, une combinaison isolante qui me couvre de la tête aux pieds, des gants thermiques. J'adore mes vieux vêtements de chasse mais ce matériel de haute technologie conviendra mieux à la longue marche que j'ai en tête aujourd'hui. . Je descends dans la cuisine sur la pointe des pieds, fourre quelque provisions dans ma besace et me glisse au—dehors. Je me faufile par des ruelles et des arrière—cours jusqu'au trou dans le grillage le plus près de la boucherie de Rooba. Comme les mineurs sont nombreux à passer par là pour se rendre au travail, la neige est sillonnée d'empreintes. Mes traces se fondront dans la masse. Malgré son obsession sécuritaire, Thread ne s'est pas encore penché sur le grillage, estimant Peut-être que la rigueur de l'hiver et les bêtes féroces devraient suffire à tenir tout le monde à l'intérieur. Même ainsi, une fois de l'autre côté, je prends soin de maquiller mes traces jusqu'à l'orée de la forêt. Alors que l'aube point à l'horizon, je récupère mon arc et mes flèches et m'enfonce dans les bois enneigés. J’ai décidé, sans trop savoir pourquoi, de me rendre au lac. Peut-être pour faire mes adieux à cet endroit, à mon père, me rappeler les bons moments que j'y ai connus, parce que je n'y retournerai probablement plus jamais. Ou Peut-être pour respirer librement une dernière fois. Et tant pis s'ils m’attrapent.
Le trajet prend deux fois plus de temps que d'habitude. Les vêtements de Cinna retiennent bien la chaleur, effectivement, et j'arrive en nage sous ma combinaison alors que mon visage est engourdi par le froid. Le scintillement du soleil hivernal sur la neige m'aveugle à moitié, et je suis si fatiguée, si absorbée par mes réflexions déprimantes, que je ne remarque pas les signes : le mince filet de fumée qui s’échappe de la cheminée, les traces de pas récentes, l'odeur d’aiguilles de sapin en train d'infuser. Je ne suis plus qu'à quelques mètres de la maison en béton quand je m'immobilise. Non pas à cause de la fumée, des traces ou de l'odeur. Mais parce que j'ai entendu le déclic inimitable d'un fusil qu’on arme derrière moi. Seconde nature. Instinct. Je pivote et j'encoche une flèche dans le mouvement, même si je sais déjà que les chances ne sont en ma faveur. J'embrasse d'un seul regard l'uniforme blanc, le menton pointu, l'iris marron clair au bout